Interview de Alain  Bokobza : Stratège, Responsable de l'allocation mondiale d'actifs au sein de Société Générale CIB

Alain Bokobza

Stratège, Responsable de l'allocation mondiale d'actifs au sein de Société Générale CIB

Il ne faut pas grand-chose pour passer d'un scénario fragile à un scénario de catastrophe

Publié le 07 Octobre 2010

Comme sur toutes les grandes régions, il existe différents produits financiers qui permettent d'accéder à la région émergente : les actions, les obligations et les devises. Eu égard aux perspectives de conjoncture que vous escomptez dans les pays émergents, la meilleure manière d'investir dans ces pays ne réside pas dans les actions ?
Cela fait près de 10 ans que les bourses des pays émergents surperforment les bourses des pays développés.
Le rallye a beaucoup ralenti au cours des derniers trimestres. Cela est dû à une conjonction de facteurs. Au début des années 2000, les bourses émergentes traitaient avec de très fortes décotes par rapport aux bourses développées. Cette décote était évaluée à la fin des années 1990 à 70%. Nous avons aujourd'hui environ 15% de prime de valorisation.
Nous avions par ailleurs un environnement de taux de change particulièrement favorable. Or, nous sommes à présent dans une période où les pressions haussières sur les taux de change de ces pays sont fortes.
Enfin, nous avions de la croissance sans inflation. Actuellement, l'inflation est importante dans certains de ces pays, parfois supérieure à 10% pour le cas de l'Inde. Ceci provoque des resserrements monétaires et des hausses de monnaies consécutives qui visent à réduire à terme l'inflation.

De ce fait des interrogations se posent sur l'épanouissement des marchés actions dans ces régions du monde à l'avenir. Les bourses émergentes ont perdu la capacité structurelle à faire beaucoup mieux que les bourses des pays développés dans un horizon de 10 à 12 mois.

Il serait préférable d'investir sur les obligations des pays émergents ?
Les banques centrales du G4 sont contraintes à repousser dans le temps leurs perspectives de hausse des taux courts et à mettre en place des mesures non conventionnelles visant à injecter de la liquidité dans l'économie. Cela amène à deux anticipations. Tout d'abord, les taux courts ont vocation à demeurer très bas dans les pays développés, beaucoup plus longtemps que ce qui était prévu initialement.
Ensuite, nous devrions assister à une baisse des rendements obligataires émis par les pays développés.

Or il apparait clairement que les grands investisseurs de long terme, les fonds de pension, les compagnies d'assurance, certains fonds souverains, sont actuellement en quête de grands rendements.

Les revenus générés par les obligations émergentes sont très importants. Qui plus est, l'exposition à ces obligations permet de s'exposer à une potentielle appréciation des monnaies émergentes.

On remarque une volonté de la part des pays émergents de restreindre l'accès aux capitaux flottants à leurs actifs ?
Les flux massifs entrants sur le marché obligataire provoquent des déplacements sur le cours des monnaies et provoquent des perturbations clairement exprimées récemment par les autorités brésiliennes qui ont imposé un renforcement du contrôle d'accès au marché obligataire. Il est alors plus dur et plus couteux pour les investisseurs d'y entrer. Cela est de nature à quelque peu dissuader ce que l'on appelle la «hot money», autrement dit les capitaux qui se développent très rapidement d'une région à l'autre, d'une classe d'actifs à une autre avec des perspectives de gain à brève échéance.

Pensez-vous que ces mesures visant à restreindre l'accès aux capitaux flottants seront suffisantes étant donné la complexité des instruments des marchés financiers ?
A ce stade il est encore trop tôt pour le dire. La volonté d'agir dans le sens d'une restriction n'est exprimée que depuis récemment. Au demeurant, les mesures qui seront prises pourront empêcher que les monnaies s'apprécient trop rapidement et trop fortement. Cependant elles ne pourront pas influer sur le mouvement de fond. La toile de fond macroéconomique reste la même en dépit des capitaux spéculatifs.

Pensez-vous que nous allons vers une «guerre des monnaies» ?

Parler de «guerre» serait excessif à ce stade. Un rééquilibrage de la croissance dans le monde est nécessaire. Auquel cas nous risquons tous d'en pâtir.
Si les pays développés mettent du temps à se désendetter, et doivent recourir une politique monétaire très expansionniste pour limiter la détérioration de leur économie, il est normal qu'il soit demandé une contribution plus importante des pays émergents par la conduite de leur politique économique pour développer la consommation intérieure et par une réappréciation de leur monnaie.

A l'heure actuelle, la majorité des pays émergents ne cherchent pas à empêcher toute réévaluation de leur monnaie, mais veulent éviter que cette réévaluation se fasse trop rapidement afin de ne pas déstabiliser leur économie. Une hausse graduelle et sur moyenne période permettra à ces pays de s'adapter.

Quel regard portez-vous sur l'évolution du yuan ?
La Chine a indiqué qu'elle était ouverte à une réévaluation contrôlée de sa monnaie. Si le yuan n'a pas beaucoup bougé contre le dollar, il n'en est pas de même contre l'euro. Or l'Europe est un partenaire commercial plus important pour que la Chine que les Etats-Unis. Il faut faire attention au point de repère que nous considérons.

Prochainement doit se réunir le sommet du G20 en République de Corée. Que doit-on attendre de ce sommet ?

Il est certain qu'il ne faudra pas s'attendre à des décisions spectaculaires qui feront évoluer la croissance américaine de 2 à 5%.
Cependant, la situation est fragile sur un certain nombre de grandes économies développées. Et il ne faut pas grand-chose pour passer d'un scénario fragile à un scénario de catastrophe. La différence entre les deux réside dans de la coordination, de la discussion, surtout pas de protectionnisme.

Cependant la réunion des dirigeants des grandes économies mondiales à la fois développées et émergentes pour mieux identifier les problèmes et tenter de trouver des solutions est certainement une bonne chose. La crise de 1929 était due avant tout à un manque de dialogue et à une montée du protectionnisme généralisé. Le sommet du G20 devrait permettre d'éviter de commettre l'une ou l'autre de ces deux erreurs.

Propos recueillis par Imen Hazgui