Interview de Daniel Laprès : Conseil spécial auprès du cabinet juridique Kunlun en Chine à Beijing

Daniel Laprès

Conseil spécial auprès du cabinet juridique Kunlun en Chine à Beijing

La gestion des secrets commerciaux et des secrets d'Etat en Chine

Publié le 03 Janvier 2011

Un des événements concernant la Chine qui a été le plus remarqué à travers le monde en 2010 a été l’attribution du Prix Nobel de la Paix à Liu Xiaobo. En quoi est-ce que les entreprises étrangères doivent-elles se sentir concernées par cet événement ?
En tant que tel, cet événement ne concerne que peu les entreprises étrangères, mais sa signification par rapport à la politique du gouvernement concernant la circulation des informations est très importante.

Aussi, d’autres incidents impliquant la circulation des informations mais moins commentés à l’étranger ont marqué l’année 2010 et méritent l’attention des entreprises étrangères.

Quelles sont les grandes lignes de la politique du gouvernement chinois concernant l’information ?

D’abord, distinguons les informations ayant une connotation politique des informations à caractère économique.

De manière générale, le gouvernement chinois réprime les informations qu’il considère comme mettant en question l’unité nationale et/ou la domination du Parti Communiste Chinois.

Le champ d’application de ces critères demeure vaste, et, d’après nos valeurs occidentales, très excessif.

Par exemple, le gouvernement chinois a agi en 2010 contre des critiques de ses limitations des actions privées contre les producteurs et distributeurs de lait impropre à la consommation ainsi que contre les critiques des entreprises responsables de malfaçons dans la construction d’immeubles qui se sont écroulés à cause du tremblement de terre dans le Sichuan en 2008.

Pour le reste, la discussion, même critique du gouvernement et véhiculée par les médias, existe bel et bien. Pour citer quelques exemples, les catastrophes aériennes donnent souvent lieu à de vifs débats publics. Les mesures de planification urbaine suscitent également des réactions quelques fois vives de la part des résidents concernés. Les conflits du travail se multiplient à travers le pays. Les manifestations publiques répertoriées par le gouvernement se chiffrent en dizaines de milliers par an.

Dans quelles circonstances les entreprises étrangères peuvent-elles se trouver dans une situation délicate eu égard aux restrictions de la liberté d’expression ?

Commençons par évoquer le cas des informations à caractère politique.

Les entreprises le plus susceptibles de contrevenir dans le cours de l’exploitation normale de leurs activités les règles destinées à faire respecter ces restrictions sont les opérateurs de médias étrangers, dont les sites internet et les chaînes de télévision.

A cet égard, les entreprises étrangères dont on a le plus parlé à l’étranger sont Google, Yahoo, Facebook, Wikipedia, et des chaines de télévision telles que CNN et BBC. Le gouvernement chinois censure les recherches et les messages évoquant, par exemple, l’indépendance du Tibet et la promotion du pluralisme politique en Chine. Episodiquement le gouvernement bloque l’accès à partir d’écrans en Chine (le continent, exclusion donc étant faite de Hong Kong et de Macao) à des sites ou des chaînes étrangers.

Est-ce que cette censure est efficace ?
Oui et non. Oui, en ce sens que peu de chinois font l’effort de contourner les barrières à l’accès aux sites étrangers censurés, mais non, dans le sens où n’importe quel lycéen peut mettre en œuvre des moyens pour les contourner. Par exemple, Facebook bien qu’interdit en Chine est pourtant facilement accessible à partir du territoire chinois.

Cette censure ne semble pas susceptible de causer de lourdes pertes pour les entreprises étrangères visées, comment survient un risque sérieux de préjudices importants pour les opérateurs étrangers ?
C’est vrai que tant que les entreprises étrangères ne s’établissent pas sur le territoire chinois, ces restrictions ne leur causent principalement que des désagréments et éventuellement des pertes de recettes sur les publicités qui auraient pu cibler l’audience chinoise.

Ceci dit, les dirigeants d’opérateurs étrangers qui transmettraient vers le territoire chinois des informations interdites, lors de leurs déplacements sur le territoire chinois, fourniraient aux autorités locales l’occasion de les arrêter et de les poursuivre. A ma connaissance aucun cas du genre ne s’est encore produit, mais si cela devait arriver un jour, il ne faudrait pas s’en étonner, car la police et la justice françaises en ont fait autant par rapport aux opérateurs de sites étrangers ayant enfreint les lois françaises, s’agissant par exemple, avant l’ouverture récente du marché à la concurrence, des dirigeants de sites de jeux hébergés à l’étranger.

D’autre part, des entreprises étrangères ayant fourni au gouvernement des moyens techniques pour la mise en exécution de sa politique liberticide se sont attirées les flèches des défenseurs de la liberté d’expression dans leur pays d’origine. A cet égard, on pense au cas de Cisco et de Skype à qui on a reproché d’avoir fourni au gouvernement chinois des produits ayant servi à la recherche sur le web chinois de mentions de mots et de sujets sensibles tels que « Dalai Lama » ou « indépendance du Tibet ».


De tels risques semblent plutôt hypothétiques et/ou marginaux, existe-t-il des dangers plus concrets pour les médias et autres entreprises étrangères ?
D’abord, dès qu’une entreprise étrangère s’implante sur le territoire chinois, elle s’oblige à respecter les lois chinoises et elle s’expose au système répressif chinois en cas de violations des lois locales. C’est face à ce constat que Google avait décidé de retirer son moteur de recherche de la Chine continentale pour éviter d’avoir à répondre à travers le monde aux critiques de sa soumission à de telles exigences.

La société Yahoo a été mise en bien plus sérieuse difficulté lorsque sa filiale en Chine a dénoncé aux autorités, en application des lois chinoises qui l’y obligeaient, la communication par un de ses abonnés, un journaliste, de messages interdits car mettant en question la domination du Parti Communiste Chinois. Le journaliste a été poursuivi et condamné à une dizaine d’années de prison.

Ainsi s’est posée la question stratégique de savoir si les avantages d’une implantation en Chine pour mieux y exploiter son potentiel commercial justifient les risques de retombées dans son pays d’origine quand sa filiale est obligée de coopérer avec le gouvernement dans l’application de ses répressions des libertés de parole et d’expression. Dans le cas de Yahoo, il s’en est suivi un lancement de poursuites devant les tribunaux américains par la famille du journaliste afin d’obtenir un dédommagement pour les préjudices causés par la violation alléguée de la constitution américaine.
Le fondement juridique de la demande en justice était certes contestable car les actes reprochés à Yahoo, maison-mère américaine, avaient été accomplis par sa filiale chinoise et avaient été commis sur le territoire chinois, d’où des doutes sérieux quant à la compétence des tribunaux américains et à l’applicabilité de la loi américaine. Mais les dégâts en termes de relations publiques ont vite conduit Yahoo à conclure un règlement à l’amiable avec les parties demanderesses, dont on n’a pas divulgué les éléments. D’autre part, une des motivations pour Yahoo d’avoir pris une participation de 40% dans Alibaba, site phare chinois, semble avoir été d’éviter d’avoir à affronter directement les problèmes de censure en Chine.

Ainsi, il n’est pas exagéré de prétendre que la gestion de problèmes de censure en Chine relève de la stratégie des médias étrangers qui cherchent à s’y implanter.

Revenons au problème lié aux secrets commerciaux et aux secrets d’Etat, qu’en est-il au juste ?
Un aspect du problème survient parce que de nombreuses informations qu’on imagine avoir un caractère purement commercial possèdent en droit chinois le statut de secret d’état. Plus particulièrement, les secrets commerciaux détenus par une entreprise appartenant au gouvernement central sont susceptibles d’être qualifiés en secrets d’état, et ceci sans que la divulgation de cette qualification aux tiers ne soit obligatoire.

Ainsi, le négociateur étranger d’un contrat avec une entreprise chinoise peut se retrouver poursuivi devant les tribunaux chinois parce que les informations dont il a contracté le transfert par la partie chinoise sont qualifiées, rétrospectivement, en secrets d’Etat.

En juillet de l’année écoulée, un géologue américain a été condamné à huit ans de prison pour avoir tenté de se procurer une base de données de l'industrie pétrolière couverte, selon les autorités chinoises, par le secret d'Etat.
L’intéressé, ressortissant américain d’origine chinoise, avait été arrêté en Chine en 2007 alors qu'il s'apprêtait à regagner les Etats-Unis. Il travaillait à l'époque pour un cabinet américain de conseil en matières premières. Le scientifique et son employeur ont affirmé qu'ils avaient cru que la base de données pouvait être acquise à titre commercial.

Est-ce là le fond de la fameuse affaire Rio Tinto dans laquelle un australien d'origine chinoise, responsable de son groupe à Shanghai, a été condamné à dix ans de prison en mars 2010 pour corruption et espionnage industriel ?

En fait, un seul des accusés a admis le vol de secrets commerciaux, dont des comptes-rendus de réunions de la CISA, l'association chinoise du fer et de l'acier, comprenant des informations concernant une réduction de la production de Shougang, lesquelles fuites auraient coûté plus d'un milliard de yuans à l'aciériste.

Bien que les autorités chinoises n’aient pas poursuivi les accusés pour trafic de secrets d’Etat, ils ont invoqué l’intérêt public pour justifier la tenue à huit clos des audiences devant le tribunal, ce qui n’a pas manqué de provoquer des critiques virulentes par les défenseurs des droits de l’homme à l’étranger.
Cette affaire sert évidemment de coup de semonce destiné aux entreprises étrangères que la corruption en Chine, endémique ou pas, n’est pas considérée par les autorités locales comme irrémédiable et que même les étrangers qui en sont coupables seront poursuivis.

L’affaire illustre aussi combien il faut être prudent en négociant en Chine avec des entreprises d’état des contrats comportant des volets de transfert de savoir faire.

Propos recueillis par Imen Hazgui