Interview de Michel  Aglietta : Professeur de Sciences économiques à l'Université de Paris-X Nanterre, Conseiller au CEPII.

Michel Aglietta

Professeur de Sciences économiques à l'Université de Paris-X Nanterre, Conseiller au CEPII.

Que doit faire la zone euro pour s'en sortir ?

Publié le 09 Septembre 2011

Quel regard portez-vous sur la situation de la zone euro ?
La situation n'est pas bonne. Nous avons du mal à prendre conscience au niveau gouvernemental que le problème est plus grave et plus général qu'on ne le dit. On est face à un problème global de l'endettement et pas seulement un problème d'endettement public.
C'est l'ensemble des dettes nationales brutes des pays qui sont trop élevées.

On a dopé la croissance sur toute la décennie 2000 par le crédit alors que l'on ne faisait pas progresser les revenus suffisamment. Ceci a contraint tous les agents économiques privés, et surtout les ménages, à beaucoup s'endetter pour pouvoir maintenir leur consommation ou leur investissement.
Ce système s'est écrasé avec la crise de 2008.

Pourtant la situation actuelle n'est que le développement de la même crise.
La crise de 2008 avait été une crise structurelle démontrant que les pays occidentaux ne pouvaient plus continuer à vivre sous le régime dominé par la finance dans laquelle le crédit divergeait par rapport à la production.

Les Etats n'ont pas su tirer les leçons de ce qui s'est produit. Les gouvernements ont agi efficacement à chaud en substituant à la dette privée de la dette publique. Puis ils n'ont pas compris que le désendettement du secteur privé serait long et très difficile, empêchant toute reprise durable de la croissance par la seule force de la demande privée. Les politiques de restriction des dépenses publiques menées simultanément partout sont très prématurées. Elles nous entraînent irrémédiablement sur la voie japonaise de la stagnation de longue durée.

Hormis la Grèce, le problème de la dette publique ne vient pas du fait que les Etats avaient mal géré les finances publiques. Les dettes des pays de la zone euro ont monté brutalement du fait de la grave crise financière de 2008. Comme en temps de guerre, les Etats sont allés au secours du capitalisme en prenant en charge les dettes privées et en faisant des déficits de manière à éviter que l'économie ne s'effondre.

A présent, nous sommes face à une grande difficulté de désendettement général.

De quelle manière peut-on réduire cet endettement ?
Tout d'abord, un endettement très important ne se réduit que sur une longue période, de 10, 15 ou 20 ans minimum et non en deux ans comme on le dit en Europe.
Pour réduire de l'endettement, deux variables sont cruciales, le taux d'intérêt et le taux de croissance.

Il faut être capable d'avoir des taux d'intérêt bas qui se maintiennent.
C'est ce qui s'est passé après la seconde guerre mondiale. Les dettes étaient très élevées du fait de la guerre. Dans la mesure où les Etats maitrisaient la finance, on a pu avoir des taux d'intérêt réels négatifs. Cela a notamment été le cas au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.

Il faut ensuite transférer aux Etats les ressources nécessaires. Ce transfert ne doit pas se faire en prélevant sur le secteur privé des impôts d'une importance telle qu'il sera contraint à baisser ses dépenses.
Parallèlement à ce transfert de ressources, la demande doit demeurer robuste.

C'est ce qu'on ne sait pas faire. Le Japon a tenté de réduire son déficit alors que la consommation et l'investissement ne repartaient pas. En conséquence, l'économie a été maintenue à très basse pression. Cela a entretenu une croissance très faible. C'est de cela dont on est menacé avec
les politiques d'austérité généralisées de tous les pays de la zone euro.

On est donc menacé d'une évolution à la japonaise ?

Oui

Des changements fondamentaux au niveau de la politique monétaire et des politiques budgétaire sont indispensables ?
La Banque centrale européenne doit à mon sens se concentrer sur une politique orientée vers un maintient des taux d'intérêt bas sur toute l'échelle des taux, non seulement les taux courts mais aussi les taux longs dont dépend le coût des dettes publiques.
Pour parvenir à faire mieux les choses, il faut que le taux d'inflation soit plus haut que le taux d'intérêt. Il faudrait accepter une inflation modérée et stable, mais pas aussi basse que dans les années 2000, dans les
environs de 3%.

Jean Claude Trichet fait donc fausse route…
Oui, parce que la BCE continue à combattre un risque inflationniste imaginaire alors que la récession menace. Il commence d'ailleurs à le reconnaitre. Il va devoir changer son fusil d'épaule. Tous les indicateurs nous amènent vers une décélération très forte de la croissance qui ne dépassera guère les 1% au mieux, alors qu'elle monte les taux depuis le printemps.
Tous les signes sont des signes de danger de récession nouvelle ou d'essoufflement de la reprise. Il serait aberrant de continuer dans ce sens.

A-t-il commis une erreur en procédant à deux relèvements de taux depuis le début de l'année ?
La raison de la résurgence inflationniste du printemps était la hausse des prix des matières premières déclenchée par les politiques américaines qui avaient créé trop de liquidités. C’était donc une hausse temporaire et importée de l'extérieur, alors que la situation de l'emploi montrait bien que les salaires stagnaient ou baissaient. Il n'y avait donc aucun risque d'un "effet de second tour".

Tous les indicateurs déjà en Avril et Mai laissaient entrevoir un ralentissement prononcé de la croissance qui entrainerait quasi automatiquement un retournement des prix de matières premières. Un choc d'offre de matières premières est fondamentalement déflationniste et pas inflationniste; la hausse apparente des prix n'est qu'un effet mécanique transitoire.

Trichet avait, à mon sens, les cartes en main pour ne pas augmenter le taux directeur par deux reprises. La même erreur avait été commise au printemps 2008 alors que la crise allait atteindre son paroxysme quelques mois plus tard.

Il faut donc à présent que la BCE ramène les taux proches de 0 comme le fait la Réserve fédérale…
Non seulement il faudrait que la BCE abaisse ses taux mis il faudrait par ailleurs qu'elle envois au marché un message clair, indiquant, à l'instar de la Réserve fédérale américaine, qu'elle envisage de maintenir ses taux faibles tout le temps où l'économie ne repart pas.
Les taux longs ne sont qu'une anticipation des taux courts pour l'avenir.
L'anticipation que les taux resteront bas à court terme, s'inscrira dans les taux longs. Ils baisseront à des niveaux qui correspondent à la mauvaise situation de l'endettement, c'est-à-dire en dessous de 2%.

Jean Claude Trichet n'acceptera de faire cela que si les gouvernements font leur part et s'engagent dans une politique de croissance ?
Et c'est là que le bat blesse. Toutes les études empiriques démontrent que le fait de mener des politiques d'austérité généralisées mène à une baisse de la production.

Pour qu'une politique d'austérité favorise la croissance, il faut des conditions. Il faut soit que les taux d'intérêts soient très hauts et donc baissent fortement avec l'annonce d'une diminution du déficit budgétaire, il faut un petit pays bénéficiant d'une demande externe porteuse et il faut une forte dévaluation du change.
Ainsi le Danemark et l'Irlande dans les années 80 étaient parvenus à concilier austérité et dynamique de l'économie. Le fait de mener une politique budgétaire restrictive a fait entrevoir aux investisseurs que l'Etat aurait moins à prélever sur les ressources d'épargne de sa population. Cela a fait baisser les taux longs.

Il suffit d'énoncer ces conditions pour constater que l'on est exactement dans les conditions opposées : une grande zone et pas un petit pays, des taux d'intérêt qui sont déjà bas, et une impossibilité à mener une politique de baisse massive de l'euro pour toute la zone. Une politique de forte dévaluation de l'euro contre le dollar aurait un effet mondial catastrophique sur le reste du monde parce qu'elle plongerait les Etats Unis dans la récession.

Que préconisez-vous dans ce cas ?
Il faut, en premier lieu, une coordination budgétaire de manière à calibrer une politique des finances publiques pour l'ensemble de la zone euro compatible avec une reprise de croissance suffisante et permettant de financer de l'investissement à la fois public et privé, tout en permettant aux pays les plus mal en point, la Grèce, l'Irlande, le Portugal, de mener une politique plus restrictive que les autres.

Un pays comme l'Allemagne est prêt à accepter cette coordination à condition que tous les autres pays de la zone s'engagent. Il faudrait un changement institutionnel pour garantir la bonne marche de cette une coordination budgétaire.

La BCE aura alors une visibilité sur cette politique budgétaire d'ensemble et pourra mener une politique monétaire favorable à la croissance.

Les gouvernements ont a priori mis en place une procédure pour faire ça, les semestres européens. Encore faut-il que le contenu dont je viens de parler soit effectif et qu'ils abandonnent de ce fait l'idée d'une austérité pour tous.

Si les gouvernements européens donnent un signe qu'ils passent sinon à un fédéralisme budgétaire complet, au moins à une coopération forte et tournée vers le moyen terme, il sera possible d'émettre des euro obligations.

L'Allemagne semble réticente à cette idée des euro obligations…
Pour que l'Allemagne accepte il faut qu'il y ait cette procédure de coordination budgétaire et une agence européenne indépendante d'évaluation pour ne plus dépendre des agences de notation américaines privées.
Cette agence aurait un statut comparable à celui de la BCE. Elle ne dépendrait pas des gouvernements qui sont évalués. Il ne pourrait pas y avoir une manipulation politique de l'évaluation.

Cette agence serait uniquement dédiée à l'évaluation des dettes publiques et des finances publiques et serait dotée de moyens puissants. Elle aurait les moyens d'obtenir de l'information interne des gouvernements et pourrait analyser la structure des recettes et des dépenses des Etats. Elle serait en
mesure de faire des recommandations pour faire évoluer la structure des dépenses vers ce qui est favorable à la croissance et faire évoluer la structure fiscale de manière à redonner des revenus aux personnes les plus mal loties, et réduire l'inégalité de revenus qui a explosé depuis vingt ans.

Il n'y aura pas de reprise de la croissance par la consommation s'il n'y a pas une réduction de cette inégalité sociale grandissante.

Selon vous, l'avantage des euro obligations est considérable…
En créant un marché beaucoup plus liquide que celui des pays séparés, la zone euro pourrait attirer de l'épargne du reste du monde. Elle aurait les moyens financiers de financer des projets identifiés au niveau européen avec des collaborations public-privé. Elle pourrait lancer un processus d'investissement dans les nouvelles technologies, dans le développement
durable.
Une nouvelle politique énergétique, une politique de transport ferroviaire dans toute l'Europe à grande vitesse pourrait être déployée. Les villes pourraient être rénovées pour pouvoir réduire l'intensité d'émission de gaz à effet de serre. Nous sommes très loin de ces éléments.

Il n'y a pas de monnaie complète dans une zone monétaire sans qu'il y ait de collaboration budgétaire, de solidarité financière et de modèle de croissance pour l'ensemble de la zone. Or à aucun moment n'a été évoquée la nécessité d'aboutir à une croissance pour toute la zone. On parle uniquement
du problème de compétitivité réciproque entre les pays. Et on le fait de la pire manière, en contraignant les autres pays européens d'abaisser les coûts salariaux pour les ramener au niveau des coûts allemands, ce qui est destructeur.

Pour vous, on ne peut qu'être pessimiste sur l'avenir.

Les transformations politiques nécessaires sont difficiles à réaliser.
Au-delà du changement des mentalités des gouvernements, il faudrait que la BCE adopte une nouvelle doctrine qui ne soit plus uniquement axée sur l'inflation, mais une doctrine plus large de stabilité financière, qui suppose la prise en compte d'une dimension macroprudentielle, avec un
regard sur l'évolution des crédits dans la globalité, pas seulement publics.

Le marché n'attendra pas.

L'Europe procède à petites étapes, alors qu'il faut à un point de vue globalisant sur l'ensemble des problèmes et décliner les solutions comme étant complémentaires les unes des autres. On perd un temps fou parce que l'on reste au milieu du gué.

Il faudrait une accentuation de la crise pour mettre les dirigeants européens au pied du mur et accélérer le processus…

Ce qui va véritablement changer les points de vue c'est le fait de retomber en récession, ou le fait de ne plus pouvoir sortir d'une croissance très basse inférieure à 1%, le fait de voir que l'on s'engage dans la voie que le Japon a suivi.

L'essoufflement de la croissance poursuivie sur toute cette année suffira à créer une situation douloureuse qui deviendra impossible pour la Grèce et d'autres pays.

S'agissant de la Grèce, comment voyez-vous la suite des évènements ?

La reconnaissance de l'insolvabilité du pays a été plus ou moins partielle en juillet par les gouvernements. On a parlé de restructuration sans reconnaître que la dette doit être fortement réduite. On a parlé d'un partage des pertes volontaires, ce qui ne sert à rien. Si la dette de la Grèce n'est pas réduite de moitié minimum,la politique d'austérité sera totalement destructrice. Il faut un plan de restructuration obligatoire imposé à la fois aux créanciers publics et privés de la Grèce.

Propos recueillis par Imen Hazgui