Interview de Jérôme Haas : Président de l'Autorité des normes comptables

Jérôme Haas

Président de l'Autorité des normes comptables

L'Europe pourrait s'inspirer de l'avance de la France en matière d'information extra financière

Publié le 15 Mai 2014

Quel est votre regard sur le projet de Directive européenne « Disclosure of Non Financial and Diversity Information » ? Sur les principes et le framework IIRC proposant une approche intégrée (integrated reporting) de la communication sur les éléments financiers et extra financiers de performance de l’entreprise ?
« J’ai un regard positif sur le projet de Directive européenne, car il est légitime que l’Europe essaie de structurer une réponse face au développement de l’information extra financière. Dans ce domaine, la France bénéficie d’une large expérience. Avec la loi sur les nouvelles régulations (NRE) mises en place en 1999 puis les critères RSE de Grenelle I et II, la France a été un des premiers pays à imposer des solutions pionnières permettant aux entreprises de lier les éléments extra financiers à la performance des entreprises. Encore aujourd’hui, même s’ils y travaillent, les pays tels que les Etats-Unis ou le Japon n’ont pas de projets comparables au projet Barnier. Par conséquent, au moins en Europe, les autres pays pourraient s’inspirer du système français qui a de l’avance. Dans ce contexte, je ne suis pas favorable à choisir un référentiel international de l’extra financier, car, outre, qu’aucun d’entre eux n’est stabilisé, cela reviendrait à un transfert de souveraineté. L’expérience et la pratique sont européennes : évitons de livrer l’Europe à un projet international de l’extra financier comme cela a déjà été le cas pour la comptabilité financière. »

Faudrait-il organiser une réflexion visant à établir les convergences entre les différentes approches ou initiatives (approches nationales comme les critères RSE du pilier humain de la loi française Grenelle II/article 225, référentiels internationaux (notamment GRI…), initiative IIRC, certaines initiatives sur la mesure de l’immatériel) ? Cela pourrait-il aboutir à mieux comprendre le paysage normatif, simplifier/limiter l’investissement des entreprises en matière de reporting tant interne qu’externe et clarifier leur communication dans ce domaine ?
« Les Etats Généraux de la recherche comptable se sont penchés sur ces questions de comptabilité non financière. Il n’y a pas encore coïncidence entre la demande des acteurs économiques, les projets de société ou de développement durable qui inspirent certaines initiatives, et les «produits » de nature commerciale, qui sont aujourd’hui prêt à être offerts aux entreprises mais qui ne sont pas au point.
C’est la raison pour laquelle nous avons organisé ce séminaire de travail aux Etats Généraux pour que l’offre et la demande puissent mieux s’ajuster. Nous savons au moins déjà ce que nous ne voulons pas : des normes vagues, inexplicables en droit, appliquées strictement en France et moins strictement ailleurs, ou encore une concurrence malsaine avec un système américain encore différent, sectoriel et peu transposable. Les acteurs français doivent, probablement avec d’autres européens, créer une norme qui leur convienne : nous n’y sommes pas, mais l’ANC veut y aider. »

Faudrait-il une approche adaptée à la taille des PME ?
« Les chefs d’entreprise présents nous l’ont dit avec force. Que ce soit pour les grandes entreprises, cotées ou non, ou pour les PME, le danger est que toute approche soit excessive et devienne une contrainte pour l’entreprise, quelle que soit sa taille, alors que ces démarches devraient être perçues comme sources d’opportunités. Mais au surplus, de façon générale, vous avez raison, l’ANC est convaincue qu’on ne doit pas exiger la même information d’une entreprise de 10 ou 10 000 personnes. »

Depuis votre discours au Ministère de l’économie et des finances sur l’Evaluation et valorisation des actifs immatériels en Octobre 2011, quelles évolutions avez-vous observées dans l’intégration du capital humain dans la communication des entreprises ?
« De façon croissante, les entreprises recherchent des outils en vue de quantifier des phénomènes qualitatifs. Mais cela suppose d’intégrer dans les comptes des données fiables et robustes et surtout pas volatiles. Il existe un vrai besoin de trouver de tels indicateurs précis, répondant à des attentes de robustesse et de fiabilité. C’est ce que préconise le rapport de Jacques Attali qui est venu le dire aux Etats Généraux de l’ANC. »

Selon votre observation de la vie des entreprises, quelles seraient, selon vous, les bonnes pratiques faisant du capital humain un facteur de compétitivité incontournable pour les entreprises ? Comment les hommes deviennent-ils des générateurs de valeur ?
« Dans l’entreprise, le capital humain est partout. La question est : peut-on l’isoler et comment ? Prenons l’exemple de Steve Jobs. Met-on sa « valeur » au bilan de l’entreprise Apple ? Si oui, quelle est cette valeur ? En observant la valeur actualisée des profits de l’entreprise, on se rend compte qu’Apple performe moins bien depuis la mort de ce dirigeant charismatique. De fait, le capital humain est déjà dans les comptes : même s’il n’a pas une ligne dédiée au bilan, il se traduit par la valeur créée et la rentabilité positive de l’entreprise. Plutôt que de faire des estimations erronées sur la valeur d’un actif (exemple la valeur estimée de Steve Jobs), il est plus judicieux d’analyser les variations de la trésorerie, du profit et du résultat. Il n’est donc peut être pas utile d’isoler le facteur capital humain dans le bilan. Sinon, en quelque sorte, on le compte deux fois : comme un actif et comme un profit. Donc l’importance du facteur humain doit être lue dans les comptes non comme un stock (qui n’est de toute façon pas à vendre, ni même propriété de l’entreprise) et encore moins comme une valeur (en pratique inévaluable, donc fausse), mais comme un flux qui optimise la combinaison des facteurs de production et qui démultiplie la rentabilité qui, elle, se mesure bien. »

Quelles propositions (de nature sociale, juridique, économique, financière) ou quelles mesures sembleraient pertinentes de la part des pouvoirs publics pour un environnement favorable à ces bonnes pratiques de compétitivité par le capital humain ?
« Il faudrait que les pouvoirs publics conduisent des actions pour augmenter l’employabilité des hommes et des femmes en les formant afin de limiter le sous emploi et pour qu’ils soient capables de performer le mieux possible. Nous devons inventer une combinaison entre la machine, la technologie, et l’homme où l’une ne chasse pas l’autre, mais au contraire l’élève dans ses capacités de maitrise de l’environnement. Sincèrement, un tel progrès n’est pas moins qu’une révolution industrielle : c’est révolutionnaire. »


Diplômé de Sciences Po Paris, Jérôme Haas a rejoint, à sa sortie de l’ENA, la Direction du Trésor. Il y a exercé différentes responsabilités : dans le domaine des entreprises (Secrétaire Général du CIRI, sous-directeur des participations de l’Etat) ; dans le domaine international (administrateur adjoint à la Banque mondiale ; Secrétaire Général du Club de Paris) et dans le domaine de la régulation française et internationale (membre du Haut Conseil du Commissariat aux comptes, du Financial Stability Board). Il a été nommé le 15 janvier 2010 Président de l’Autorité des Normes Comptables. M.
 Haas est décédé début Mai 2014.

Interview conduite dans le cadre de la Tribune Sciences Po 2013-2014, dirigée par Marie-Ange ANDRIEUX, en collaboration avec l’étudiante Sciences Po Margaux Bigotte.

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