Interview de Francis Perrin : Président de Stratégies et Politiques Energétiques et Directeur de la rédaction de Pétrole et Gaz Arabes

Francis Perrin

Président de Stratégies et Politiques Energétiques et Directeur de la rédaction de Pétrole et Gaz Arabes

En dépit de la multitude des risques, je tablerais sur une stabilisation du cours du Brent entre 98 et 105 dollars par baril d'ici à la fin 2014

Publié le 22 Août 2014

Quel regard portez-vous sur l’évolution du cours du baril depuis le début de l’année ?
L’évolution du cours du baril peut paraître surprenante au regard des tensions géopolitiques que nous observons au sein d’importants pays producteurs d’hydrocarbures : Irak, Libye, Syrie, Yémen, Egypte, Soudan du Sud sans oublier la crise russo-ukrainienne... Nous sommes actuellement à un cours de moins de 102 dollars par baril pour un contrat de livraison du Brent de la mer du Nord en octobre 2014, contre près de 115 dollars en juin.

Quatre facteurs au moins expliquent cet état de fait. En premier lieu, selon l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), la demande pétrolière mondiale aurait été quasiment stable au deuxième trimestre par rapport au premier trimestre. C’est ainsi que l’Agence a révisé à la baisse sa perspective de croissance de la demande pour l’ensemble de l’année. Cela n’est pas passé inaperçu aux yeux des opérateurs sur le marché.
Ensuite, l’offre pétrolière mondiale est restée abondante. Non seulement elle couvre largement la demande mais en plus elle continue à progresser à un rythme soutenu en particulier en Amérique du Nord, surtout aux Etats-Unis mais également au Canada, avec le développement des pétroles non conventionnels : le pétrole de schiste et le pétrole extrait de réservoirs compacts aux Etats-Unis et le pétrole produit à partir de sables bitumineux au Canada
Une autre raison à évoquer pour justifier la détente sur le cours du baril réside dans le fait que les marchés ont à l’esprit que l’Arabie Saoudite n’hésitera pas à augmenter sa production si besoin est pour maintenir l’équilibre entre l’offre et la demande. Ce pays dispose d’une marge de manœuvre significative à court terme en raison d’une importante capacité inexploitée et a eu l’occasion d’y avoir recours à plusieurs reprises par le passé. Les dernières estimations font d’ailleurs état d’une hausse de la production de l’Arabie Saoudite ces dernières semaines indépendamment de la prise en compte des variations saisonnières.
Une autre considération tient enfin à deux pays qui subissent aujourd’hui de sérieux troubles politiques et qui ont un poids très significatif sur le marché pétrolier mondial : l’Irak et la Libye.
En Libye, suite à un accord sur le déblocage des terminaux pétroliers dans l’est du pays, la production pétrolière a marqué une amélioration sensible durant les dernières semaines. En Irak, la contre-offensive kurde contre l’Etat islamique aidée par les frappes américaines a permis d’atténuer la menace sur certains champs pétroliers dans le nord. De plus, la majeure partie des réserves et de la production pétrolières et des installations d’exportation est située dans le sud du pays. En outre, la production et les exportations pétrolières irakiennes n’ont jusque-là pas été particulièrement affectées.

L’ensemble de ces éléments réunis a ainsi amené le marché à conclure que, malgré la montée d’incertitudes sur le front géopolitique, le système pétrolier mondial reste solide.

A la fois l’AIE, le FMI et l’OPEP ont révisé négativement, à plusieurs reprises, les perspectives sur la croissance de la demande mondiale. De quelle manière l’avez-vous accueilli. L’essoufflement de la croissance dans plusieurs grandes régions du monde constitue-t-il un sujet de menace pour l’évolution du prix du baril ?
L’aspect demande est fondamental dans l’équation pétrolière mondiale. Même si elle est corrigée à la baisse, cette demande devrait continuer à progresser sur l’ensemble de l’année et au-delà. L’AIE donne une projection de 92,7 millions de barils par jour pour 2014, contre 91,6 millions en 2013. Le deuxième semestre devrait se caractériser par une expansion de la demande ne serait-ce que pour des motifs saisonniers. Au troisième trimestre, les compagnies pétrolières se préparent pour l’hiver dans l’hémisphère nord en reconstituant leurs stocks.

Est-ce à dire que vous n’escomptez pas d’autres révisions baissières de cette demande ?
Nous ne pouvons pas l’exclure, ce d’autant plus que des projections sont livrées tous les mois. Toutefois ces révisions ne seront pas de nature à modifier profondément la tendance générale à la hausse de la demande pétrolière mondiale.

Quel effet la hausse de la production américaine pourrait avoir sur la disponibilité du pétrole au niveau mondial ?
La question des exportations pétrolières est politiquement très délicate aux Etats-Unis. Le pays reste le deuxième importateur net derrière la Chine.
L’indépendance énergétique est un objectif vivement recherché depuis longtemps. Aussi, le verrou des exportations est difficile à faire sauter. Dernièrement, pour tourner l’interdiction formelle d’exportation, le Département de l’Energie des Etats-Unis a autorisé des sociétés américaines à exporter des condensats, un liquide plus léger que le pétrole brut, estimant que ceux-ci avaient été quelque peu traités et qu’en cela ils pouvaient être assimilés à des produits raffinés. On peut penser que d’autres exemptions d’exportation seront accordées puisque cela ne suppose pas de modifier le cadre juridique existant. En revanche il y a peu de chance de voir dans un horizon proche la levée de l’interdiction des exportations de brut.
Ceci étant, même si les exportations ont vocation pour l’instant à demeurer très limitées, la hausse de la production pétrolière américaine conduit le pays à importer beaucoup moins depuis plusieurs années. Plus de pétrole est donc disponible sur le marché mondial.

Quelle est l’importance de la production pétrolière des Etats-Unis aujourd’hui ?
Tout dépend de ce que l’on comptabilise, le pétrole brut seul ou l’ensemble des liquides ou le brut et une partie des autres liquides. Au second trimestre 2014, les Etats-Unis produisaient 8,4 millions de barils par jour (b/j) de brut et de condensats. Si l’on considère l’ensemble (brut, condensats, liquides du gaz naturel, biocarburants, gains de traitement dans les raffineries), on aboutit à un chiffre de 13,6 millions de b/j. Si l’on retient le brut, les condensats et les liquides du gaz naturel, la production est supérieure à 11 millions de b/j, ce qui fait de ce pays le premier producteur mondial de pétrole devant la Russie et l’Arabie Saoudite.

Vous indiquez parmi les fondements de la correction récente du prix du baril l’augmentation de la production de l’Arabie Saoudite et de la Libye. Quelle a été l’amplitude de cette augmentation ?
L’AIE estime la production de l’Arabie Saoudite pour juillet à un peu plus de 10 millions de barils par jour. Il n’y a pas de chiffre officiel fourni par l’Arabie Saoudite au sujet de sa capacité disponible à court terme. L’AIE et le Département de l’Energie des Etats-Unis l’évaluent à 2,5 millions de b/j environ, une estimation qui me semble raisonnable.
La production pétrolière de la Libye serait remontée en juillet après la réouverture des terminaux pétroliers dans l’est du pays. Elle était d’environ 500 000 b/j au début août, contre 200 000-250 000 b/j au cours du printemps. Début 2011, la capacité de production pétrolière de la Libye s’élevait à 1,6 million de barils par jour.

D’aucuns sont d’avis qu’il existerait quatre risques baissiers pour le cours du baril du pétrole dans les mois à venir : un accroissement plus significatif de la production pétrolière aux Etats-Unis et en Libye, une levée de l’embargo sur les exportations pétrolières de l’Iran et une hausse du dollar...
Ces quatre risques existent effectivement mais ils ont une probabilité de réalisation très différente. La hausse de la production pétrolière américaine est une réalité et elle va continuer. On peut espérer que la tendance à l’amélioration se poursuive en Libye mais rien n’est sûr. La possible levée de l’embargo sur les exportations pétrolières de l’Iran est un point crucial à surveiller. Les négociations autour du programme nucléaire ont été prolongées jusqu’en novembre. Le dossier est cependant extrêmement complexe. Si une décision de levée des sanctions est adoptée, il sera intéressant de regarder de près les détails de cette décision pour vérifier si cette levée est immédiate ou progressive. Le cas échéant, l’Iran sera en capacité d’exporter plus de pétrole à court terme mais il lui faudra ensuite développer ses capacités de production pour accroître de façon très importante ses ventes sur le marché international, ce qui prendra un peu de temps.
Enfin, il existe traditionnellement un lien inverse entre l’évolution du cours du dollar et l’évolution des prix du pétrole. Ce n’est pour autant pas une loi économique. Les variations de taux de change peuvent être très rapides.

Quel est votre sentiment au sujet de la levée de l’embargo des exportations pétrolières de l’Iran?
Il est clair que l’administration Obama souhaiterait conclure un accord avec l’Iran sur le programme nucléaire. Dès son premier mandat, le président Obama avait tendu la main à l’Iran même si cela n’a pas abouti aux résultats escomptés. De multiples motivations stratégiques sous-tendent cette approche en lien avec les printemps arabes, ce qui se passe au Moyen-Orient, au Proche-Orient et dans la région de la mer Caspienne et le soutien au terrorisme.
Le Congrès américain reste très méfiant envers l’Iran. Un lobbying très fort est exercé par des représentants d’Israël et des pays arabes du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, qui estiment que l’administration Obama est trop naïve et que l’Iran n’a pas fondamentalement changé.
Il y a une probabilité non négligeable de voir un accord se matérialiser entre les pays 5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne) et l’Iran mais cet accord sera difficile à faire valider par les parlementaires. De ce fait, le démantèlement de l’arsenal des sanctions des Etats-Unis ne serait pas évident, certaines sanctions relevant de la compétence juridique de l’exécutif et d’autres de celle du législatif.
La levée totale des sanctions pourrait impliquer une bataille politique très délicate. Ce d’autant plus que l’administration Obama devrait être encore plus affaiblie dans quelques mois avec les élections de mi-mandat qui pourraient permettre aux Républicains de renforcer leur positionnement au sein du Congrès.
A cela s’ajoute le fait que l’Iran n’est pas univoque. Le président Rohani et son gouvernement sont désireux de parvenir à un accord mais le guide de la République islamique, l’ayatollah Ali Khameini, a indiqué ne pas s’attendre à un accord. Au sein du pouvoir à Téhéran, tout le monde n’a pas la volonté de faire des concessions réelles sur le programme nucléaire.

Voyez-vous d’autres foyers de risque qui pourrait influencer d’une manière ou d’une autre le cours du baril ?
Sur le front baissier, il y a naturellement une croissance plus modérée que prévu en dépit des révisions récentes.
Sur le front haussier, au-delà de l’Irak, il y a d’autres pays en Afrique du Nord, au Proche et au Moyen-Orient qui restent dans l’œil du cyclone politique. L’amélioration en Libye ne peut pas être considérée comme un acquis. Les opérateurs sur le marché se sont habitués à ces troubles et les ont intégrés dans leur champ de vision mais une détérioration est possible avec un impact sur les cours du pétrole.

In fine, qu’escomptez-vous pour le cours du baril ces prochains mois ?

En dépit de la multitude des risques baissiers et haussiers, qui pourraient se compenser, je tablerais sur une stabilisation du cours du Brent entre 98 et 105 dollars par baril d’ici à la fin 2014. Cette stabilité tient aussi à l’histoire récente. Depuis 2011, les variations annuelles sont beaucoup plus faibles que précédemment. Les moyennes oscillent entre 100 et 110 dollars depuis trois ans. Qui plus est, l’OPEP n’hésitera pas à intervenir si les prix venaient à trop baisser.

Propos recueillis par Imen Hazgui