Interview de Michel Freyssenet : Sociologue, co-fondateur du Gerpisa

Michel Freyssenet

Sociologue, co-fondateur du Gerpisa

Renault aurait pu devenir le Honda de l'Europe

Publié le 19 Novembre 2010

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le paysage industriel de la filière automobile aujourd'hui en France?
Les investissements corporels de l'industrie automobile en France n'ont cessé de baisser depuis 2002. Ce recul industriel s'est traduit par une réduction de 15,6% des effectifs. La balance commerciale, traditionnellement excédentaire, a commencé à l'être de moins en moins à partir de 2005, pour devenir déficitaire depuis 2008. Il y a très clairement un problème, même si les stratégies de Renault et de PSA, se distinguent quelque peu et malgré les injonctions «verbales» du gouvernement à ne pas délocaliser. PSA met manifestement moins en concurrence ses sites européens alors que Renault assume quasi-ouvertement sa recherche d'économies salariales. Il en a résulté des transferts de production vers des pays à bas coûts salariaux, notament vers la Slovénie et la Turquie, en attendant le Maroc. Certains équipementiers et sous-traitants, soumis à une forte pression sur les prix ont dû suivre le mouvement.

Renault n'a pas su choisir une claire stratégie de profit et l'appliquer à toute sa gamme.

Est-ce à dire que le problème numéro un de la filière automobile française est celui d'un coût du travail peu compétitif ?
C'est ce qu'affirment nombre d'acteurs de la filière, et en particulier les constructeurs. Mais il faut rappeler ici que la compétitivité d'une firme dépend d'abord de sa stratégie de profit, et de la pertinence de sa politique produit. Il en est de même d'un site de production. Sa compétitivité change du tout au tout selon l'adéquation à la demande du produit qui y est fabriqué. A cet égard le coût du travail vient au mieux en second, quand ce n'est pas en troisième ou quatrième position dans la chaîne de détermination du profit. Il en est ainsi par exemple des constructeurs spécialistes comme Daimler et BMW, dont les bénéfices proviennent avant tout de leur capacité à faire évoluer à bon escient les codes de la distinction sociale et à fidéliser leur clientèle. Le prix élevé est même un de ces codes qui font de leurs produits des produits «socialement exclusifs». Cette «valeur ajoutée» leur a permis jusqu'à présent de s'affranchir largement de la contrainte des coûts du travail pour leurs sites en Allemagne. Il en est de même quand un constructeur est capable de lancer des modèles conceptuellement innovants, répondant à des attentes nouvelles. Il bénéficie alors d'une rente d'innovation, d'autant plus juteuse qu'elle se prolonge. N'oublions pas que c'est grâce aux bénéfices dégagés par le Scénic et l'Espace, que Renault a pu prendre le contrôle de Nissan, et racheter Dacia et Samsung.

Pourtant le Scénic a largement été copié, voire dépassé…
Précisément pour tirer tous les bénéfices d'une stratégie de rente d'innovation, il faut une organisation flexible capable en cas de succès d'accroître rapidement la production et de rendre ainsi beaucoup plus cher le ticket d'entrée pour les concurrents. C'est ce que n'a pas su faire alors Renault, vite rattrapé par Opel, Citroën et finalement tous les autres. Le problème risque de se reproduire avec la Logan et surtout le Duster. Renault aurait pu devenir le Honda de l'Europe. Ce constructeur a théorisé et mis en application depuis longtemps une stratégie mariant l'innovation conceptuelle et la flexibilité productive pour toute sa gamme. Mais Renault s'obstine à vouloir rendre ses modèles classiques, comme la Clio, la Mégane et la Laguna, aussi profitables que les modèles

Contrairement à ce qu'il se dit, les salaires allemands restent supérieurs aux salaires français... l'écart est de 22,3% dans la filière automobile

équivalents de ses concurrents, notamment de PSA, et surtout de Volkswagen. À défaut de pouvoir réaliser les mêmes économies d'échelle que ces derniers, il privilégie la réduction des coûts à volume constant Il n'est dès lors pas étonnant qu'il se plaigne des coûts de production en France. En vérité, Renault n'a pas su choisir une claire stratégie de profit et l'appliquer à toute sa gamme.

De nombreux analystes s'accordent à dire que Volkswagen devrait décrocher la place de numéro un mondial. Quelle a été sa stratégie ?
Volkswagen met en oeuvre depuis les années 70, avec constance et rigueur, une stratégie d'économies d'échelle et de diversité contrôlée, par une politique de plate-forme entre ses différentes marques. Il est dès lors intéressant de rappeler que, contrairement à ce qu'il se dit aujourd'hui, les salaires allemands dans l'industrie automobile, et notamment chez Volkswagen, restent très supérieurs aux salaires français, même s'ils ont progressé moins rapidement ces dernières années. L'écart est de 22,3% en 2009 pour l'ensemble de la filière. Le groupe allemand réalise des économies d'échelle qui compensent très largement les différences salariales. PSA a essayé de copier ce modèle en multipliant les partenariats, à défaut d'avoir un portefeuille de marque important. Mais, les effets sont beaucoup moins immédiats. Ils nécessitent des négociations qui prennent du temps, et alourdissent l'organisation de la production. Volkswagen obtient des résultats beaucoup plus rapidement. Il a en outre su et pu miser sur la Chine et le Brésil en temps voulu. Il bénéficie enfin d'une base domestique solide, grâce à un modèle de croissance national cohérent. Ce qui n'est pas le cas de la France, qui ne sait sur quel moteur de croissance agir et quel mode de redistribution choisir. La demande automobile des ménages et des entreprises s'en trouve régulièrement bouleversée, rendant difficile le choix clair d'une stratégie de profit.

Le déclin de la filière automobile française est-elle irréversible ?
Il s'agit de ne pas rater maintenant la révolution automobile qui se prépare. Si l'Etat et Renault réussissent leur coup avec les voitures électriques (il faut pour cela une augmentation continue et rapide du prix des carburants fossiles et une montée en puissance des constructeurs chinois dans les motorisations alternatives), alors l'industrie française pourrait repartir sur de nouvelles bases et prendre une longueur d'avance. La voiture électrique offre une multitude de possibilités. L'architecture même de l'automobile et la structure de son industrie pourraient en être profondément modifiées. Avec le système e-wheel de Michelin par exemple (moteur électrique installée dans chaque roue, ndlr), le compartiment moteur disparait et permet d'envisager la voiture autrement. Il devient possible de standardiser les interfaces entre les sous-ensembles et ainsi de créer de vrais modules. Tout peut alors changer : les formes, les usages, les process… La filière automobile en sera profondément affectée. C'est une voie risquée et étroite. Si Renault manœuvre bien, le véhicule électrique pourrait en outre lui permettre de pénétrer le marché chinois où il est cruellement absent.

Nabil Bourassi