Interview de Alfredo Valladao : Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur de la chaire Mercosur

Alfredo Valladao

Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur de la chaire Mercosur

Brésil : pas de dérapage catastrophique à prévoir à l'horizon

Publié le 30 Août 2013

Le gouvernement brésilien a dernièrement révisé à la baisse ses prévisions de croissance pour 2013 à 2,5% et pour 2014 à 4%. Qu’en pensez-vous ?
Ces estimations me semblent toujours très optimistes. Le gouvernement avait commencé l’année avec une prévision de 4%. Le consensus parmi les analystes brésiliens tourne autour de 2% pour cette année.

Selon vous, le modèle de croissance du Brésil de la dernière décennie est arrivé à saturation ?
Ce modèle était fondé sur deux grands piliers, un prix très haut des matières premières qui a permis au pays d’accumuler d’importantes réserves de change et un marché intérieur vigoureux avec l’essor d’une nouvelle classe moyenne grâce à des politiques sociales d’envergure et à la distribution de crédits abondants par des banques publiques.
La crise est venue remettre en cause cette conjoncture heureuse. Le

Continuer à miser sur le marché intérieur pour relancer la croissance n’est plus possible

ralentissement de la dynamique économique dans les pays développés a entrainé le ralentissement dans les grands pays émergents, comme la Chine et l’Inde. La demande et les prix des matières premières ont chuté de manière considérable. Le Brésil s’est soudain retrouvé avec un déficit conséquent de sa balance des paiements, à hauteur de 4% du PIB. D’un autre coté, l’endettement de la population s’est creusé au point que près de la moitié des revenus générés aujourd’hui servent au remboursement des prêts souscrits. Continuer à miser sur le marché intérieur pour relancer la croissance n’est plus possible.

Des changements internes s’imposent pour changer de modèle ?
L’industrie et les services brésiliens ont beaucoup perdu de leur compétitivité depuis cinq à six ans à la fois à l’extérieur mais aussi à l’intérieur des frontières pour diverses raisons. En premier lieu, parce que la priorité a été donnée au développement du secteur des matières premières. Ensuite, parce que les autorités et les entreprises ont eu tendance à se concentrer sur un marché intérieur en plein boom sans vraiment se soucier du marché extérieur. Il y a eu, en outre, très peu d’investissements productifs. Ces derniers représentent 18% du PNB, ce qui est extrêmement faible comparativement à la moyenne des autres pays émergents et aux 40% en Chine.
Il n’y a pas eu non plus d’efforts fournis par l’Etat pour améliorer le "Coût Brésil", autrement dit pour remédier aux difficultés internes qui handicapent le pays : des infrastructures vétustes qui ne fonctionnent pas, une bureaucratie très lourde, un système d’imposition compliqué.
Ainsi au début du gouvernement de Lula, les exportations brésiliennes étaient composées de 60% de produits industrialisés et de 40% de matières premières. Aujourd’hui, nous avons exactement l’inverse.

Le pays commence à avoir des difficultés à lutter contre l’inflation ?
Le réal s'est dévalué tellement rapidement qu’il a tendance à pousser l’inflation à la hausse dans la mesure où de nombreux produits sont importés. En outre, cette situation est aggravée par le manque de compétitivité des entreprises brésiliennes dont l'offre n'est plus capable de suivre la demande. La Banque centrale avait fixé un objectif pour le taux d’inflation de 4,5%, avec une bande de fluctuation de 2% de chaque côté. Depuis un an, l’inflation flirte avec 6,5%, autrement dit avec le seuil haut de la fourchette.
La montée des prix est particulièrement notable pour les produits de base qui sont le plus achetés par la population : la nourriture (jusqu’à 15-20%), les loyers, l’éducation… C’est un sérieux problème, surtout pour un pays qui a vécu par le passé une période de forte hyperinflation avec des pics de 4000% par an.

Pour tenter de masquer les problèmes du pays le gouvernement a eu une attitude plus interventionniste...
Il a commencé à exercer une forte pression sur les décisions de Banque centrale ce qui a eu pour conséquence de lui retirer une partie de son indépendance. Plus grave: l'utilisation d'une "comptabilité créative" pour tenter de masquer la gravité du déficit budgétaire.

Vous appréhendez la suite des évènements en raison des élections présidentielles envisagées en 2014 ?
Les autorités seront, de toute évidence, enclines à accentuer les dépenses électoralistes pour faire du populisme bon marché, ce qui risque de creuser les déficits, d’intensifier l’inflation, et de réduire encore plus le rythme de croissance.

La seule chose qui soutient un minimum d’optimisme c’est la relative stabilité du marché de l’emploi ?
Dans les grandes villes, la situation demeure celle d’un plein emploi. Néanmoins, cela commence un peu à se détériorer. Les salaires qui s’étaient accrus plus vite que la productivité pour des raisons politiques, rognant d’autant plus la compétitivité des entreprises, se sont stabilisés.

Les investissements directs étrangers continuent par ailleurs à être abondants ?

Les investissements directs étrangers n’ont effectivement que peu diminué. Nous voyons en revanche une sortie massive des capitaux en raison d’une mise à mal de la confiance dans la conduite de la politique économique du pays et du changement de politique monétaire à venir de la Réserve fédérale américaine. Les IDE ne sont pas suffisants pour compenser la chute des exportations et des investissements de portefeuille dans le financement de la balance courante.

Le volume de ces IDE pourrait bien se tarir en raison des mauvaises décisions prises par le gouvernement

De plus le volume de ces IDE pourrait bien se tarir en raison des mauvaises décisions prises par le gouvernement. Nous devrions avoir en octobre un grand appel d’offre pour l’exploitation du bassin de Libra au large de Santos, autrement dit le plus grand bassin pétrolier brésilien. Cela fait six ans que l’on attendait la réglementation pour commencer à agir. Mais les règles d’octroi de contrats ont été totalement modifiées pour cette occasion. Les contrats de concession ont été remplacés par des contrats de répartition. Et ces derniers stipulent que la compagnie nationale, Petrobras, doit être l'opérateur unique dans tous les contrats quelles que soient les conditions présentées par les consortiums qui remporteront l'appel. En outre, tous les équipements pour l'exploitation des puits devront avoir un taux de 60% de "contenu national". Or le Brésil n’a pas la capacité industrielle pour fabriquer tout ce qui est nécessaire dans ces équipements.

A l’époque de Lula, ont été lancés les grands "PAC", autrement dit des plans d’accélération de la croissance, dont Madame Roussef avait la charge de la mise en exécution. Ces plans ont été des échecs flagrants depuis dix ans. Seulement 20% à 30% de ce qui était prévu a pu être mis en route. Aujourd'hui on tente de les relancer sous forme de Partenariats Public-Privé (PPP). Mais les conditions réglementaires sont telles que peu, jusqu'à maintenant, peu d’entreprises sont réellement intéressées à participer. Par exemple, le gouvernement a commencé par fixer d'office les retours sur investissements à 5%, avant même que les les appels d'offre et les investissements aient été effectués.

Quelle vision avez-vous des grandes manifestations intervenues en juin?  Pour certains, ces réactions auraient été exacerbées par la présence des médias internationaux. Elles ne devraient pas prendre une proportion démesurée en raison du manque de leadership dans les revendications formulées.
Je ne pense pas que ces manifestations aient un quelconque rapport avec les médias internationaux. Plusieurs éléments ont contribué à un bouillon de culture qui n’attendait qu’une étincelle pour exploser. La classe moyenne développée sous Lula, se retrouvant confrontée à un renchérissement du coût de la vie et à des perspectives de croissance faible, a commencé à avoir peur du déclassement, surtout les jeunes dans les grandes villes urbaines. Ensuite, le grand procès des principaux collaborateurs de Lula au milieu des années 2000 pour corruption devant la Cour Suprême a fait beaucoup de bruit pendant trois à quatre mois et laissé un goût amer. Par ailleurs, avec l'amélioration des conditions de vie, un beaucoup plus grand nombre de personnes ont commencé à payer des impôts. Un jour ou l'autre il fallait s'attendre à ce qu'elles revendiquent plus de transparence sur la destination des recettes publiques. Enfin, ces protestations sont aussi nées du délaissement de la santé et de l’éducation, qui sont dans un état déplorable alors que parallèlement, des fonds considérables étaient débloqués pour construire des stades ultra-modernes pour de grands évènements sportifs comme la Coupe des Confédérations, la Coupe du monde de 2014 ou les Jeux Olympiques de 2016.

Un bouillon de culture qui n’attendait qu’une étincelle pour exploser


Une petite hausse du prix des billets de bus a ainsi servi d'étincelle pour que les gens descendent dans les rues. C'est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais il ne s'agit pas d'un mouvement "révolutionnaire": la seule revendication des manifestants était d’avoir des gouvernants honnêtes, compétents qui assurent des services publics de qualité.
Pour des raisons historiques, les grands mouvements sociaux au Brésil sont rares.

Mais ce qui s’est passé en juin n’a pas été sans conséquence. D’une part, d’autres manifestations sont attendues, notamment lors de la fête nationale du 7 septembre. D’autre part, le champ politique pour les prochaines élections a été profondément modifié. Dilma Roussef a chuté dans les opinions de 60% à 30% en une semaine. Les politiciens de la base gouvernementale commencent à envisager d'autres alliances pour sauver leur mandat lors des élections de 2014. Les partis peinent à s'adapter à la nouvelle donne créée par les manifestations et l'avenir politique est devenu incertain. Sans compter les franges d’extrémistes et de casseurs qui ont fait leur apparition.

Vous avez-vous-même une appréciation critique du bilan de Dilma Roussef ?
Dilma Roussef était censée maintenir les piliers macroéconomiques mis en place par Cardoso et Lula. Or, avec son interventionnisme tous azimuts, elle miné la confiance dans la prévisibilité de l'administration économique. Elle ne s’est pas non plus montrée habile dans la gestion des politiques. Ces collaborateurs chargés de gérer les relations avec le Congrès n'ont pas fait preuve d'une grande compétence, si bien que des frictions sont nées entre Dilma Roussef et la base parlementaire qui est censée l’appuyer. Elle n’a pas été capable de gérer la nécessaire modernisation du modèle économique brésilien et elle a alimenté la méfiance des investisseurs, de la classe politique et de la population en général.

Que pensez-vous du plan de rachat des titres à hauteur de 60 milliards de dollars de la Banque centrale du Brésil ?
C’est une bonne mesure pour arrêter de laisser filer le réal. Le pays dispose de réserves suffisamment importantes pour se permettre une telle action. Cependant, la question qui se pose est celle de savoir combien de temps cela pourra durer.

Le pays pourrait-il se retrouver confronté à une crise de la balance des paiements ?

Nous sommes un peu dans le pire des mondes. Quelque soit le président élu en 2014, il lui faudra recoller les pots cassés et ce sera compliqué de remettre le pays en route.

Néanmoins, je n’envisage pas de dérapage catastrophique. Le Brésil a des munitions pour résister. Il continuera à vendre beaucoup de matières premières. L’inflation devrait rester limitée. En somme, une sorte de stagflation "molle" devrait s’installer. Une "médiocrité heureuse" qui offre tout même énormément de

Le Brésil a des munitions pour résister

possibilités aux investissements de long terme. Ceci étant, je ne table pas sur un retour des investissements de portefeuille importants au Brésil avant les élections, et avant que le nouveau gouvernement ne soit en mesure de montrer sa capacité de recouvrer la crédibilité et la prévisibilité.
En attendant, je pense que la situation brésilienne est toutefois moins critique que celle des autres grands pays appartenant aux BRICS, autrement dit la Chine, l’Inde, la Russie ou l'Afrique du Sud.

Propos recueillis par Imen Hazgui