Interview de Philippe  Gudin de Vallerin : Chef économiste Europe chez Barclays

Philippe Gudin de Vallerin

Chef économiste Europe chez Barclays

Marchés financiers : trois principaux risques sont à surveiller dans la zone euro en 2014

Publié le 27 Décembre 2013

A quelle scénario central vous attendez-vous sur le plan macroéconomique en 2014 ?
Nous nous attendons à une accélération modeste de la croissance au niveau global tirée essentiellement par les pays avancés : les Etats-Unis, le Japon et dans une moindre mesure l’Europe. Le PIB mondial devrait progresser de 2,9% en 2013 à 3,4% en 2014, puis 3,8% en 2015. Cela reste assez modeste pour une reprise, du fait d’une relative stabilité de la dynamique dans les économies émergentes. L’inflation globale devrait parallèlement demeurer inférieure à 3% du fait du maintien de vastes capacités inutilisées et d’une modération des prix des matières premières.

Quid de la zone euro plus spécifiquement ?

La reprise de la croissance devrait se confirmer mais rester modeste. Il n’y a pas de véritable moteur. Le PIB devrait s’élever de 1,2% en 2014 et de 1,4% en 2015. C’est en ligne avec la croissance potentielle alors que l’on devrait avoir un rétablissement bien plus important.
La confiance est revenue au sein de la région, notamment grâce aux trois décisions prises à l’été 2012 : le lancement de l’union bancaire, l’annonce de l’OMT, et la conservation de la Grèce au sein de l’union monétaire. Cependant, des freins perdurent : un taux d’endettement très significatif dans le secteur public qui nécessite une poursuite de la consolidation budgétaire même si l’austérité devrait quelque peu s’assouplir ; un taux d’endettement conséquent dans le secteur privé qui conduit les ménages à contenir leur consommation et les entreprises à enrayer leur investissement ; et une grande disparité dans les conditions de distribution des crédits sur fond d’une persistance de la fragmentation financière liée au fait que le risque bancaire et le risque souverain n’ont pas été déconnectés.

Que prévoyez vous du coté de l’inflation ?

L’inflation devrait s’établir en dessous de 1% en 2014, à 0,9% pour se rehausser à 1,1% en 2015. Du coté de l’inflation sous jacente, nous serions à 0,8% en 2014 et à 0,9% en 2015.
En premier lieu, comme j’ai pu l’indiquer, l’inflation mondiale devrait s’avérer très atone. De plus, nous continuons à avoir un chômage considérable. Le marché du travail montre de très légers signes de convalescence. Ainsi les pressions devraient être quasi inexistantes sur les salaires et les prix. Enfin des ajustements macroéconomiques et des réformes structurelles devraient se perpétrer dans les pays de la périphérie afin de gagner en compétitivité.

Ces prévisions d’inflation sont définies avec une incertitude élevée…

Les outils traditionnels pour évaluer l’inflation ne fonctionnent plus. Les relations classiques entre activité, chômage, salaires, et prix, sont un peu rompues. Les risques sur l’inflation sont alors à la baisse. Nous pourrions nous retrouver avec une inflation moindre. L’inflation pourrait se retrouver en territoire négative en Espagne, même si dans nos estimations nous la voyons à 0. L’inflation devrait continuer à être négative en Grèce et au Portugal.
La grosse inconnue intéresse la France et l’Italie. Dans ces deux pays, le processus d’ajustement est en retard. Nous pourrions nous retrouver avec des salaires plus faibles que ce nous avons dans notre scénario de base.

Nous serons quoiqu’il en soit, bien en dessous de la cible de 2% fixée par la Banque centrale européenne ?

Si l’inflation reste longtemps chétive, alors nous pourrions avoir un décrochage des anticipations d’inflation.
La dernière baisse du taux d’intérêt de la BCE en novembre a été justifiée par le niveau très bas de l’inflation.
Deux paramètres devraient être étroitement surveillés par la Banque centrale. En premier lieu, le volume de crédits consentis. En 2014, face à l’audit de la qualité des actifs et dans l’anticipation des stress tests programmés au printemps, les banques vont surtout se focaliser sur la solidité de leur bilan et ne vont pas vraiment avoir envie de prêter à l’économie réelle. Il y a un risque que la demande de crédits des agents économiques soit confrontée à un moment donné à une offre insuffisante. La BCE pourrait avoir un rôle à jouer en fournissant de la liquidité aux banques qui serait réintroduite immédiatement dans l’économie.

Un LTRO (opération de refinancement des banques européennes à des conditions avantageuses) pourrait donc être réalisé ?
Oui, mais sur un mode différent des deux précédents LTRO réalisés fin 2011 et début 2012. Cela pourrait être soit un LTRO conditionnel où l’on pourrait apporter en collatéral uniquement des prêts ou des pools de prêts accordés aux entreprises, soit un LTRO axé sur le mécanisme mis en place par la Banque d’Angleterre, supposant la fourniture de la liquidité par la Banque centrale en contrepartie d’un engagement des banques de fournir du crédit.
Cet LTRO sui generis serait très probable d’ici le printemps prochain.

Cette opération vous semble techniquement effectuable ?

La BCE travaille très intensément sur le sujet. Même si cette opération parait techniquement compliquée dans une union de 18 pays caractérisée par des systèmes bancaires divergents, elle devrait être réalisable.

La probabilité que vous donnez à cet LTRO est plus importante qu’un quantitative easing centré sur l’achat de titres de dette adossés à des crédits ?
Oui. Un tel quantitative easing serait entrepris pour écarter le risque de déflation. Pour le moment, dans notre scénario, ce risque de déflation n’existe pas. Nous lui donnons moins d’une chance sur deux mais plus d’une chance sur dix.
Il pourrait en être autrement si l’inflation continue à fléchir et compte tenue de la contraction du bilan de la BCE consécutivement au remboursement des prêts consentis lors des précédents LTRO par les banques aujourd’hui les plus robustes.
Dans cette optique, une réduction des taux directeurs, y compris du taux de rémunération des dépôts aurait un effet limité vis-à-vis du risque de déflation. Un processus d’achat d’actifs ciblés pour stimuler l’inflation en faisant augmenter la masse monétaire serait plus opportun.

Quels actifs la BCE pourrait racheter ?

De part son mandat, la BCE est susceptible d’acheter tout type de titres de dette : obligations souveraines, obligations d’entreprises, titres de dette adossés à des actifs. La BCE agira en fonction des répercussions escomptées. Elle aura le choix entre un quantitative easing supposant l’acquisition de titres publics ou un credit easing impliquant un positionnement sur les titres privés.

Vous ne tablez donc pas sur un taux de rémunération des dépôts négatif ?

Non. Au-delà de son efficacité restreinte, cette mesure entrainerait une mise à mal supplémentaire de la rentabilité des banques qui devra être compensée par une augmentation des taux de crédit. Ceci desservira la croissance économique.

Le facteur crucial à suivre pour présager de ce que pourrait faire la BCE ce sont donc les anticipations d’inflation ?

Plus précisément les anticipations à cinq ans dans cinq ans : autrement dit les anticipations de l’inflation pour 2023 à partir de 2018.

Comment envisagez-vous la suite d’évènements sur le front microéconomique ? A quelle hausse des bénéfices vous attendez-vous ?
Les perspectives de bénéfices sont incertaines. De nombreuses entreprises européennes sont encore très endettées. Ainsi, même si les bénéfices devraient augmenter, il n’est pas exclu qu’une grande partie soit affectée au remboursement de la dette.
Pour autant l’environnement devrait être porteur pour les actions européennes qui devraient de nouveau performer l’année prochaine.

Quels sont les principaux risques à contrôler ?

Un des éléments fondamentaux qui a initié la fin de la récession est l’union bancaire. Celle-ci est destinée à rompre le lien vicieux entre risque souverain et risque bancaire et d’effacer la fragmentation. Nous devrions voir l’implémentation du premier volet de cette union bancaire en novembre 2014 avec l’instauration de la supervision unique par la BCE.
A l’issue de l’évaluation de la qualité des actifs bancaires, l’énorme effort de restructuration et de recapitalisation du système bancaire européen entamé il y a trois ans devrait s’accélérer et prendre fin d’ici l’automne prochain.
Cependant, restera le deuxième volet de l’union bancaire à mettre en place, lié à la résolution unique. Or la résolution envisagée dans l’accord que nous ont proposé les ministres des finances dernièrement n’a d’unique que le nom. La mainmise des gouvernements sur les banques a été préservée. Les autorités nationales gardent le dernier mot sur les décisions à prendre en cas de résolution.
Le Fonds de résolution avancé est inopérant à court et moyen terme. La montée en charge du capital et de la mutualisation des risques sont programmées sur 10 ans. L’encours devrait être au final de seulement 55 milliards d’euros !
Le filet de sécurité ne change rien à la situation actuelle dans la mesure où le MES (Mécanisme européen de stabilité) pourra prêter aux Etats membres qui procéderont ensuite à la recapitalisation de leurs banques. Les possibilités de recapitalisation en directe sont extrêmement contenues.
Le schéma proposé concernant la résolution est mauvais et ne permet donc pas de remédier au problème de la fragmentation.
La position du Conseil est très différente de la proposition initiale de la Commission européenne. A présent, c’est au Parlement de donner sa position. Il est fort probable que celui-ci détricote l’accord du Conseil pour aller vers quelque chose de plus intégré, de plus fédéral. Un débat houleux est donc à prévoir entre le Conseil et le Parlement.
Au final, je crains qu’il n’y ait pas d’accord solide et pas de régulation votée par le Parlement avant qu’il n’arrête ses activités en avril. En voyant le verre à moitié plein, je préférerais qu’il n’y ait pas du tout d’accord, et que l’on prenne plus de temps pour aboutir à un accord cohérent, plutôt que d’avoir un accord mal ficelé.

Vous ne vous attendez pas à une diminution de la fragmentation financière a même de booster la croissance ?
En tout cas pas l’année prochaine.

Quels sont les autres menaces que vous entrevoyez ?

Des perturbations pourraient découler du financement du programme d’aide à la Grèce et de la suite à donner au programme d’aide au Portugal.
La Grèce devrait avoir dégagé un excédent primaire en 2013. De là le débat sur la continuation du soutien à la Grèce devrait être de nouveau ouvert. Le pays est au bord de l’asphyxie. D’énormes sacrifices ont été faits. Pour autant, la Troika devrait encore exiger des réformes et des coupes dans les dépenses.
Des doutes subsistent au sujet de la soutenabilité de la dette portugaise. Le PIB nominal est en repli. Même si la croissance réelle s’améliore du fait de l’inflation négative, il est possible que le PIB nominal baisse encore. Il est à craindre que certains Etats membres exigent du « bail-in » avant de faire du « bail-out », autrement dit fassent contribuer les investisseurs privés avant d’ajouter de l’argent public.
Je ne crois pas que le Portugal sera lâché par ses partenaires en raison de l’effet de contagion que cela sous-entendrait. Mais le risque de tension n’est pas nul d’autant plus si la question d’une restructuration de la dette est remise sur le devant de la scène.

Enfin, il n’est pas impossible que nous ayons, suite à une fatigue des réformes, une crise politique et sociale dans un ou plusieurs pays. Les élections européennes pourraient aboutir à des résultats très défavorables-que ce soit en France, en Autriche, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni- et d’autant plus fragiliser l’équilibre politique. Nous avons clairement actuellement une Europe qui n’est plus soutenue par ses citoyens.

Des trois risques que vous avez mentionnés lequel vous parait le plus préoccupant ?

Ces trois risques sont aussi importants.
Il est très dommage de constater que devant l’impression que la crise est terminée, de nombreux Etats membres délaissent les bonnes intentions pour réformer la zone euro et approfondir l’intégration sous prétexte de la défense des intérêts nationaux.

Doit-on redouter un regain de crise de la dette l’année prochaine ?
Une petite réplique.


Propos receuillis par Imen Hazgui