Barnard MAROIS

Bernard Marois
Président d'honneur

Diplômé d'HEC, MBA de l'Université Columbia de New-York et docteur en sciences de gestion. Il est actuellement professeur au Groupe HEC.

Il a publié de nombreux ouvrages et écrit régulièrement dans des revues spécialisées.

Il est spécialiste de finance internationale et consultant auprès de grandes banques.

Les paradoxes de la finance

publié Dimanche 13 Mars 2016

Tous les étudiants en finance ont appris qu’en matière de financement de l’entreprise il n’existe pas de « structure financière optimale », en l’absence de fiscalité ; la démonstration en a été faite par Franco MODIGLIANI et Merton MILLER dans un article célèbre, « The cost of capital, corporate finance and the theory of investment ». Selon cette théorie, le taux de rentabilité de l’entreprise ne varie pas, lorsqu’on modifie la structure financière : les décisions en matière de financement sont totalement indépendantes des décisions d’investissement. En 1963, les deux économistes (MODIGLIANI et MILLER) publient un second article, où ils démontrent que lorsque la fiscalité est prise en compte (et, en particulier, la déductibilité des intérêts d’emprunts), l’entreprise diminue son coût du capital (après impôts) en augmentant son endettement, c’est-à-dire en utilisant l’effet de levier au maximum. Enfin, en 1984, Steve MYERS développe une nouvelle théorie la hiérarchisation » (ou « pecking order ») qui conseille aux entreprises de financer leur croissance par endettement plutôt que par la levée de nouveaux capitaux propres.

Dans la mesure où les étudiants sus-nommés se sont retrouvés plus tard dans le fauteuil des directeurs financiers des grandes entreprises, ils ont appliqué ce qu’ils avaient appris, en mettant en place des politiques d’endettement actives. C’est une des raisons qui peuvent expliquer à la fois le succès du marché obligataire corporate américain et la fragilité des entreprises au tournant du XXIème siècle, compte-tenu de leur endettement excessif. Parallèlement, les actionnaires ont aussi intérêt à favoriser cet endettement, pour mettre les dirigeants sous pression (ceux-ci doivent être plus efficaces pour pouvoir assurer le paiement des intérêts et le remboursement des dettes contractées).

Le premier paradoxe de la théorie financière est donc d’avoir favorisé une économie de l’endettement, mettant ainsi en danger l’avenir des entreprises. En effet, elle a totalement minimisé la hausse du risque financier, conséquence de cet endettement. D’où la succession de cycles de faillite qu’ont connus les pays industrialisés au cours des années 90 et les fusions-acquisitions de consolidation sectorielle qui les ont accompagnés.

Le second paradoxe concerne l’évolution des cours de change. Irving FISHER a démontré, en 1930, que la variation des cours de change au comptant entre 2 monnaies est égale au différentiel de taux d’intérêt nominaux s’appliquant à ces 2 monnaies (« loi de Fisher en économie ouverte »). Par ailleurs, il a également formulé un « théorème de la parité des taux d’intérêt », qui énonce que le « report » ou le « déport » entre 2 monnaies (c’est-à-dire la différence entre le cours à terme et le cours au comptant) est égal au différentiel de taux d’intérêt nominaux entre ces 2 devises. Or, selon Bruno SOLNIK les taux à terme sont une prévision fiable des taux de change futurs. En d’autres termes, un « déport » sur une monnaie indique que cette monnaie va se déprécier. Une autre façon de l’énoncer est de dire que les monnaies qui bénéficient de taux d’intérêt faibles vont s’apprécier. Une illustration concrète est d’ailleurs fournie dans les années 80-90, qui voient le deutsche mark et le franc suisse s’apprécier par rapport aux autres devises (ce dernier devant même servir des taux d’intérêt négatifs pour stopper sa hausse), inversement, le franc français ou la lire italienne se déprécient, alors que leur taux d’intérêt sont particulièrement élevés. Cependant, le bon sens indique une relation inverse : le dollar tend à s’apprécier aujourd’hui, parce que le taux d’intérêt sur cette monnaie augmente ; cette observation contredit les enseignements de la théorie, qui, elle, prévoit une dépréciation du dollar (cette monnaie subit « un déport »). Il faut néanmoins rappeler que les équations de Fisher supposent des marchés « parfaits » et, donc, des taux d’intérêt réels constants et équivalents dans tous les pays, hypothèses hautement discutables ! On voit, de nouveau, à travers ce deuxième paradoxe que la théorie financière doit être maniée avec précaution, car elle fait l’objet de nombreuses limitations opérationnelles et s’oppose souvent au « sens commun » qui a tendance à régner à la fois sur le court terme et dans le cadre de marchés pas toujours rationnels.

Et c’est là notre troisième paradoxe : les marchés financiers n’obéissent pas toujours à la contrainte de rationalité. Les théoriciens de la finance ont établi que l’être humain cherchait à atteindre la maximisation de ses gains et de sa richesse, dans un contexte très restrictif, où les marchés des capitaux sont « efficients » (par exemple, l’information financière est librement disponible ; les taux d’intérêt réels sont invariants ; les agents économiques utilisent le même « panier de consommation »). Dans ces conditions, un investisseur peut détenir un « portefeuille optimal » (cf. les travaux de Harry MARKOWITZ). Ultérieurement, grâce aux progrès de l’informatique, on a pu mettre en place des systèmes de programmation automatique susceptibles de suivre en temps réel ces modèles mathématiques. Pourtant, la réalité est beaucoup plus complexe. C’est pourquoi les marchés évoluent parfois d’une façon erratique ; la volatilité a augmenté. Les théoriciens ont été pris de court. Rappelons-nous le fiasco du fonds L.T.C.M. (Long Term Capital Management) en 1998 : l’un de ses dirigeants était Robert MERTON, grand spécialiste de la modélisation financière. Du coup, de nouvelles approches ont vu le jour : théorie des jeux, où l’on étudie les comportements des acteurs dans une vision dynamique et non plus statique des marchés financiers ; théorie des « effets moutonniers » (« herding » en anglais), selon laquelle les investisseurs ont tendance à « sur-réagir » aux bonnes ou mauvaises nouvelles à cause d’un phénomène de mimétisme ; développement de la finance « comportementale » (« behaviorist finance ») dans laquelle la « psychologie » des acteurs est traitée d’une façon détaillée pour expliquer les écarts entre la théorie et la réalité.
Ce qu’il faut retenir de cette analyse, c’est la dimension « relative » des théories financières. Ce domaine a été envahi depuis plus de 40 ans par les mathématiciens qui ont voulu appliquer à la finance les méthodes qui avaient réussi dans les « sciences dures » (physique, chimie par exemple). Cette transposition n’est pas, à mon avis, totalement appropriée. La finance ne sera jamais une « science », mais restera « un art », dans la mesure où les « comportements humains » ne pourront jamais être réduits à des équations. Les théories restent intéressantes, en tant que cadre de référence, mais ne doivent pas dispenser le responsable financier d’un effort de réflexion plus large qui prenne en compte la totalité de la réalité économique.

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