Antoine Rebiscoul
directeur de la stratégie de Publicis France
Ce qui m’intéresse, c’est de créer de l’incomparabilité
Publié le 27 Juin 2008
Dans quel contexte évaluez-vous les AI : management opérationnel ou opération spécifique?
Dans mon métier de publicitaire, mon problème n’est pas tant l’évaluation des actifs immatériels que leur révélation. Quand on évalue, on prend toujours pour base la constance du périmètre. N’importe quel calcul par Discounted Cash Flows se base sur le périmètre actuel de l’entreprise.
Or, l’enjeu principal de l’identification des actifs immatériels, c’est de réussir à faire varier le périmètre de légitimité et d’action de l’entreprise. Faire en sorte que les périphéries du «core business» puissent devenir des businesses à part entière.
Je me place donc toujours résolument dans une logique entrepreneuriale avec mes clients, et non dans une logique comptable d’imputation de certains actifs, qu’on qualifie en rhétorique d’immatériels (le capital client, le capital organisationnel, le capital savoir, le capital ceci ou cela, etc.), sur le périmètre actuel de l’entreprise.
Que révéler ? Il y a actif immatériel, lorsqu’en plus des processus internes déjà existants, une entreprise est capable de créer une visibilité spécifique de ce processus interne auprès d’un public très large.
On comprend mal la question de l’économie de l’immatériel si on ne voit pas que tout l’enjeu est le plus souvent de passer de la vente de produits, sous forme de transactions, à la vente de solutions, sous formes de relations et de modèles économiques qui s’apparentent davantage à des forfaits & abonnements. Dans un livre remarquable tout récent, Philippe Moati, économiste au CREDOC, décrit bien ces mutations (L’économie des bouquets, éditions de l’aube, avril 2008).
Un immatériel est intéressant quand il peut donner lieu à la constitution d’un bouquet de services/bouquet d’offres, qui est relativement autonome par rapport au métier de départ. Le propre des actifs immatériels étant que, alors qu’un actif tangible fonctionne par synergies internes et secrètes, confidentielles, comme un actif habituel, le propre de l’immatériel, est que pour acquérir une réalité, une valeur, il faut qu’il démontre une séparabilité et il faut qu’il y ait une visibilité possible de cet actif.
Exemple très simple : Cofidis, qui n’est pas une entreprise cliente, est en grande partie fondée sur l’ancien fichier client des 3 Suisses, c’est à dire qu’au départ c’était un métier interne : la fidélisation des clients, l’optimisation de l’envoi des catalogues etc. ; puis c’est devenu une entreprise de facilité de paiement et de crédit à la consommation complètement détachée de l’entreprise mère. Ce sont ces processus là qui m’intéressent. D’un côté on a des actifs tangibles qui sont synergiques et secrets, de l’autre côté, les actifs immatériels qui sont visibles et séparables.
Dit autrement : un actif immatériel est d’emblée le fruit d’une socialisation, d’un effet de club, de réseau, de notoriété. Alors qu’un actif tangible est irréductiblement une réalité propriétaire pour l’entreprise.
Aucune entreprise n’est capable de révéler et valoriser ses immatériels si elle ne considère pas les «externalités» dans lesquelles elle s’inscrit comme des éléments essentiels à la conduite de son propre modèle économique. Le secret de toute sur-valeur, au fond, c’est que les externalités dans lesquelles l’activité de l’entreprise réussit à s’inscrire sont comme captées sous une forme ou sous une autre (co-production des clients, buzz associable à la marque, fonctionnement de l’innovation en cluster etc.) par l’entreprise elle-même. Qui réussit ainsi une forme de synthèse entre les facteurs internes et les facteurs externes.
Pourquoi est-il important de définir et évaluer ses actifs immatériels ?
Parce que ce sont des relais de croissance très importants, qui permettent à des entreprises de s’étendre vers de nouvelles légitimités. Le problème pour une grande entreprise, ce n’est plus d’apparaître comme un acteur –même - performant de son secteur d’activités, le problème c’est de réussir à apparaître comme une entreprise qui redéfinit le périmètre de son secteur d’activités.
Nous ne sommes plus dans des stratégies de «pure player» où les questions de comparabilité et de benchmark sont structurantes pour la conduite de l’entreprise ; nous sommes plutôt dans des cas que les stratèges d’entreprises appellent «blue ocean». Le problème ce n’est pas d’être comparable à ses concurrents, le problème c’est d’être perçu comme justifiant réellement une prime d’incomparabilité. Du point de vue des produits comme du point de vue des actifs. Peu d’entreprises sont capables de le faire.
Avez-vous une méthodologie pour évaluer si une entreprise est capable d’avoir une prime d’incomparabilité ?
Cette incomparabilité est exprimée essentiellement par la perception que se font les consommateurs et les marchés financiers. C’est un problème de perception de ce que sont les options d’avenir d’une entreprise davantage qu’un problème de lecture de ses fondamentaux actuels. Et c’est la que la publicité devient intéressante. En un sens, le seul problème est : «cette entreprise qui vend ces produits, comment va-t-elle transformer cette vente de produits en vente de solutions ? De quelle valeur ajoutée va-t-elle réussir à devenir l’intégrateur ?»
Il s’agit de voir si une entreprise est capable de produire un «outcome», plus qu’un «output». Quelle est la différence ? Si vous achetez un yaourt dans un supermarché, après l’avoir mangé vous avez deux possibilités : soit vous n’avez jamais souvenir de ce yaourt, soit vous gardez de cet instant là une petite trace, qui éventuellement sera réactivable lorsque vous reverrez le même packaging de yaourt. Dans le 1er cas, yaourt n’était qu’un «output», dans l’autre cas, il y avait un début d’«outcome», c'est-à-dire un véritable impact.
D’autre part, il faut évaluer si la croissance d’une entreprise est plus basée sur des éléments organiques, internes, ou plus sur la séparabilité et la fair value de ses activités.
Les entreprises qui réussissent sur les deux tableaux sont celles qui réussissent à dire aux consommateurs : je ne suis pas une entreprise dans un secteur d’activités, je suis une entreprise qui redéfinit mon secteur d’activités, qui crée une «intersectorialité» qui va au-delà de mon jeu concurrentiel immédiat.
Aux Etats-Unis en ce moment des études commencent à poser la question «Do I buy a car or do I buy a Toyota ?». Effectivement, par exemple, la Prius, dans l’esprit des gens, ce n’est pas une nouvelle gamme de voiture. C’est purement et simplement une redéfinition du concept même de voiture.
Beaucoup d’entreprises ont beaucoup de marketing efficace, mais un marketing de segmentation, pas de réinvention. Leurs marques sont davantage des arguments commerciaux, des éléments puissants de différenciation. Mais pas des actifs. Car une marque n’est un actif immatériel qu’à partir du moment où, au-delà du produit, cette marque rend crédible la capacité à proposer ses options nouvelles de produits et services.
Quels obstacles rencontre-t-on dans une évaluation ?
Il y a un vrai gros problème de méthode. Dans le champ français, on considère que l’immatériel fait partie du capital propriétaire de l’entreprise, comme par exemple le capital humain, le capital client, organisationnel etc., alors que la valeur des principaux actifs immatériels n’est pas logée à l’intérieur de l’entreprise, mais plutôt d’une part dans la façon dont les gens extérieurs à l’entreprise perçoivent cette entreprise, et d’autre part dans la constitution d’effets de réseau. Or le propre d’un effet de réseau, c’est d’être extérieur.
Donc dans le contexte singulièrement français, on se trompe de grille d’analyse ! En France, nous sommes en train de transformer la question de l’immatériel en une simple question de contrôle de gestion et de solidification des droits de propriété industriels. Je ne pense pas que ce soit la bonne approche. Il faut prendre au sérieux les effets de réseau : qu’est ce qu’une économie dans laquelle les facteurs de connexion, de connectique, présents dans tous types de biens, technologie comme consommation courante, deviennent des valeurs essentielles dans l’utilité, l’appropriation et la valeur ajoutée perçue des biens.
Si mesure il y a, il faut que cette mesure n’oublie pas que cela ne sert à rien de mesurer des choses si on n’a pas d’abord entrepris ce travail. Il ne faut pas mesurer les choses à l’échelle de l’entreprise, mais bien à l’échelle de son univers de comparabilité ! Or, cet univers de comparabilité est davantage défini par les clients et les observateurs de l’entreprise que par sa propre ligne stratégique à elle.
Y a-t-il une «fair value» de l’entreprise que celle-ci devrait mesurer ?
Je crois que nous sommes dans une époque de fair value, parce qu’il y a une très forte dématérialisation des principaux actifs. Et ce qui caractérise cette dématérialisation, c’est que la valeur des actifs devient conventionnelle. La «fair value», c’est une affaire de convention, c'est-à-dire que ce qui compte, c’est le prix de transaction de l’actif et non pas sa valeur patrimoniale. Ce qui compte c’est sa valeur de marché, et pas sa valeur de constitution.
Une entreprise qui fait bouger les lignes de son secteur d’activité change les paramètres de la mesure. Ce qui m’intéresse, c’est de créer de l’incomparabilité, à l’inverse des «bureaucrates de la mesure» qui cherchent à créer de la comparabilité.
Il faut marcher sur les deux jambes ! Sinon on casse toutes les dynamiques entrepreneuriales, et on transforme les questions de l’immatériel en une espèce d’usine à gaz de contrôle de gestion. Il faut qu’il y en ait, mais il ne faut pas perdre de vue que la finalité c’est la croissance, c’est la valeur, c’est l’innovation, ce sont les croisements entre secteurs d’activités –et certainement pas un très hypothétique audit qui, dans tous les cas, sera remis en cause lors d’une véritable transaction sur un actif.
Propos recueillis par les étudiants de Sciences-Po. Juin 2008