Interview de Cyrille  Pichot : Associé-gérant chez Altimeo Asset Management

Cyrille Pichot

Associé-gérant chez Altimeo Asset Management

Acquisition de Jazztel par Orange : il y a selon nous 90% de probabilité que l'opération soit bouclée

Publié le 10 Mars 2015

Quel sentiment avez-vous aujourd’hui à propos de la thématique des fusions acquisitions ?
La thématique est jusqu’ici très porteuse et la visibilité est assez bonne pour prédire qu’elle devrait le rester. Nous avons pu observer plusieurs grandes opérations. Sur le plan fondamental, cette tendance s’explique aisément. Dans cet environnement économique difficile, les entreprises ont des difficultés à générer une croissance de leur chiffre d’affaires. En ayant restructuré fortement leur bilan, celles-ci ont été en mesure d’accumuler beaucoup de cash. Par ailleurs, les taux d’intérêt sont très bas. Ainsi conserver de la liquidité en banque, qui ne rapporte rien, n’est pas créateur de valeur. Il y a qui plus est, un retour de la confiance de la part des dirigeants d’entreprises, ce qui est un élément primordial pour les opérations de croissance externe. Ces derniers sont plus enclins à se lancer dans des opérations significatives. Les ingrédients sont ainsi réunis pour une année 2015 qui devrait être très dynamique au niveau des fusions-acquisitions.

Quels commentaires vous inspirent les deals survenus ?
Nous pouvons relever depuis le début de l’année une forte thématique sectorielle. Le secteur de la santé est particulièrement animé. Récemment AbbVie a racheté Pharmacyclics pour 21 milliards de dollars. Pfizer a mis la main sur Hospira pour 17 milliards de dollars. Valeant a racheté SLX Pharmaceuticals pour 15 milliards de dollars. Des rumeurs courent en Europe sur le rachat de la biotech française Genfit.
Un autre secteur porteur est celui de l’énergie sur fond d’un fort repli du pétrole qui pousse à un mouvement de concentration. Nous avons pu voir ainsi la tentative avortée du rachat de CGG Veritas par Technip.

Quels éléments de risque peuvent mettre en cause la tendance ?

Les risques sont nombreux et divers. Ils sont par ailleurs bien connus. Nous avons notamment le dossier grec et le dossier ukrainien en Europe.
Ceci étant, le contexte se caractérise par un volume de liquidité colossal sous l’impulsion des politiques ultra accommodantes conduites par les grandes banques centrales à l’exception de la Fed qui a arrêté son programme de quantitative easing.

Êtes-vous d’avis que le programme de quantitative easing de la BCE constitue un véritable élément de soutien pour les fusions acquisitions en Europe ?
En raison de ce programme, les taux d’intérêt ont vocation à demeurer bas longtemps. Les dirigeants ont tout intérêt à ne pas conserver leur surplus de cash et à le réemployer par le biais d’investissement dans des opérations de croissance externe profitables.

L’appréciation du dollar devrait elle amener davantage les entreprises américaines à s’intéresser aux entreprises européennes ?
Très clairement la vive dépréciation de l’euro devrait attirer les acheteurs qui sont dans une zone non euro, en particulier les entreprises américaines vers des cibles en Europe, et notamment en France. Le cout d’acquisition est diminué d’autant même si les cash flows convertis en dollar s’avèrent moins importants.
Pour l’instant, nous n’avons pas encore vu ce phénomène se matérialiser. Nous avons surtout constaté des rachats d’entreprises européennes par des entreprises japonaises. Hitachi a lancé une offre sur l’italien Ansaldo et Nikkon s’est intéressée à une société anglaise Optos.
Nous devrions voir des sociétés américaines avoir une démarche similaire. Il faut pour cela que la confiance soit renforcée sur la capacité des institutions européennes à éviter une nouvelle crise de la dette et à renouer avec une croissance économique plus ferme.

Sur des secteurs en particulier ?
Dans la pharmacie du fait de la problématique du « patent cliff » auquel sont confrontés les grands laboratoires pharmaceutiques, autrement dit la tombée dans le domaine public de nombreux brevets qui devrait amoindrir le volume du chiffre d’affaires pour certains médicaments phares dans les années à venir.
Le secteur de l’énergie mentionné plus haut, ainsi que le secteur des services informatiques pourraient également être concernés.

Y a-t-il des chiffres disponibles sur la trésorerie disponible pour s’orienter vers des opérations de fusion-acquisition ?
Les entreprises américaines ont une montagne de cash estimée à 2100 milliards de dollars bloqué à l’étranger qu’elles ne rapatrient pas chez elles sous peine de devoir payer une taxe significative. Dans les années à venir, elles devraient puiser dedans pour faire des opérations de croissance externe à l’étranger.

A quoi peut-on s’attendre en termes de volume et de nombre de transactions cette année ?
Il y a bien lieu de faire une distinction entre le volume cumulé et le nombre des transactions. 2014 a été marqué par plusieurs grandes opérations d’envergure de plus de 50 milliards de dollars souvent basées sur le mécanisme de la « tax inversion ». En 2015, nous devrions voir moins d’opérations d’envergure basées sur cette dernière considération étant donné que l’administration Obama a changé les règles du jeu en rendant ce type d’opérations moins intéressantes fiscalement. D’ailleurs, le rachat de l’anglais Shire Pharmaceutical par l’américain Abbvie a échoué en raison du changement des règles. Donc le volume cumulé d’opérations pourrait diminuer en 2015 par rapport à 2014, mais le nombre d’opérations devrait augmenter sensiblement.

Que pressentez-vous sur le plan de la nature des opérations ?
Une opération d’acquisition peut soit être rémunérée intégralement en cash, en cash et en titres, ou totalement en titres. Je pressens que la composante payée en actions sera de plus en plus importante. Les performances boursières notamment aux Etats-Unis sont excellentes et les valorisations atteignent des niveaux élevés. Les sociétés devraient ainsi être tentées de se servir davantage de leurs actions comme monnaie d’échange pour rémunérer leurs acquisitions. Nous serons donc de plus en plus face à des offres publiques d’échange.

Qu’est ce que la multiplication de ces OPE implique pour votre stratégie d’investissement ?
Une OPE suppose que l’actionnaire de la société cible va se faire payer en actions de la société acheteuse. Le prix récupéré dépendra de la valeur du titre de la société acheteuse.
Un rapprochement entre deux sociétés sous entend des synergies qui peuvent porter à la hausse le titre de la société acheteuse. C’est ce que nous décelons actuellement. Cela contribue à véhiculer un message encourageant pour les dirigeants d’entreprises pour poursuivre des opérations de croissance externes.

La multiplication de ces OPE appelle toutefois à la prudence sur les marchés actions ?
Absolument.

Qu’en est-il de vos perspectives en termes de prime ?
Nous sommes sur un niveau de prime moyen de 25%-30%. Sur certains secteurs, les primes peuvent paraitre exagérées. Le niveau de prime devrait rester stable, voire diminuer quelque peu car les valorisations continuent à monter.

Est-ce que la probabilité d’échec d’une opération s’est amoindrie aujourd’hui par rapport aux années précédentes ?
Les principales menaces d’une opération demeurent les mêmes : difficultés de financement, rejet de l’opération par les autorités de la concurrence.
Selon les études empiriques, le taux d’échec moyen d’une opération annoncée est d’environ 5%. Ainsi 1 opération sur 20 ne va pas à son terme.
Il n’y a pas de raison de penser que ce taux va beaucoup évoluer.

De quelle manière appréhendez-vous les contre offres ?
Généralement comme une bonne nouvelle. Le deuxième acquéreur potentiel faisant une surenchère sur la précédente offre.

En quoi consiste votre stratégie d’investissement ?
Dans notre fonds dédié à la thématique des fusions-acquisitions nous cherchons à récupérer l’écart de cours entre le moment où une opération est annoncée et le moment où une opération est clôturée. La durée de vie peut aller de 1,5 mois à 8 mois parfois.
Cet écart de cours s’explique par la valeur temps de l’argent et le fait que dans toute transaction annoncée, des conditions doivent se réaliser pour que l’opération puisse être définitivement validée et clôturée. Notre rôle est d’évaluer le risque que l’opération ne se fasse pas. En fonction de ce risque perçu, nous acceptons de rentrer à une certaine décote par rapport au prix de l’offre.

Qu’en est-il de votre répartition géographique ?
L’environnement de fusions acquisitions étant très animé en Amérique du nord, nous sommes structurellement, depuis la création du fonds il y a trois ans, fortement investi en Amérique du Nord (75% du portefeuille aux Etats-Unis et au Canada et 25% en Europe). Il y a aux Etats-Unis entre 1 et 5 opérations annoncées chaque jour.

N’êtes-vous pas désireux d’aller sur les marchés émergents ?
La réglementation des OPA est très différente selon les pays. Il est crucial d’avoir une bonne maitrise juridique du déroulement d’une OPA dans le pays concerné. Nous n’avons pas encore cette expertise sur le monde émergent, excepté dans certains pays d’Asie. Nous cherchons bien entendu à nous doter des compétences requises pour aller sur de nouvelles zones.

Avez-vous des biais sectoriels ?
Nous n’avons pas de biais a proprement parler.

A quel moment vous positionnez-vous ?
Nous n’allons que sur des opérations annoncées, pas des rumeurs d’opérations.

Quels sont les critères fondamentaux de votre screening ?
Notre premier filtre est un filtre d’exclusion. Nous commençons par évacuer les opérations présentant un risque sérieux lié à des considérations concurrentielles ou politiques. Nous sommes par exemple restés à l’écart de l’opération Lafarge Holcim. Il y avait tout un processus d’autorisation des autorités de la concurrence pour valider l’opération. De plus, la très forte appréciation du franc suisse par rapport à l’euro a créé un stress sur l’opération. Les actionnaires de Holcim considèrent que la parité de fusion définie initialement n’a plus lieu d’être. Il y a ainsi un risque non négligeable que l’opération soit renégociée ou rejetée.
Nous définissons ensuite à l’aide de notre modèle interne le niveau qui nous parait intéressant pour entrer dans l’opération et générer un spread attractif. Nous avons trois classifications de risque. Si le risque parait faible, un rendement annualisé entre 5,5% et 6% peut être intéressant. Si le risque est bien plus prononcé, nous pouvons exiger un rendement annualisé allant de 15% à 20%.
Dans le cas où le risque diminue car des conditions ont été remplies, nous serons en mesure d’accepter un rendement annualisé plus faible. Nous ajustons alors notre niveau d’entrée.
Nous faisons, par ailleurs, un suivi journalier de la société détenue en portefeuille et tradons notre position en fonction des nouvelles. Si un spread s’écarte du prix d’offre sans raison apparente, nous en profitons pour renforcer notre position et vice versa.

La vente de votre position se fait elle automatiquement avant la clôture de l’opération ?
Il n’y a pas de règle en la matière. Cela dépend notamment s’il y a un relèvement de l’offre ou une contre offre.

Indépendamment des ajustements journaliers, qu’en est-il du taux de rotation de votre portefeuille ?
Il est d’environ 4 fois. La durée moyenne de vie d’une opération est d’environ 3 mois.

Pourriez-vous illustrer votre stratégie d’investissement et citer une opération sur laquelle vous vous êtes positionnés et qui a bien fonctionné ?
Nous pouvons mentionner Nutreco racheté par un conglomérat néerlandais SHV. Avant l’offre, le titre de Nutreco valait 28 euros. L’offre a été faite à 40 euros. La société nous a semblé s’inscrire dans un secteur porteur, celui de la nutrition animale. Nous savions que Cargill (150 milliards de dollars de chiffre d’affaires) s’intéressait à Nutreco depuis de très longues années. Interrogé sur le fait de savoir s’il pouvait y avoir une offre plus intéressante sur Nutreco, les dirigeants de Nutreco ont indiqué très clairement que l’offre à 40 euros était très généreuse et qu’il n’avait donc pas cherché à discuter avec d’autres acquéreurs potentiels. En outre, nous estimions le risque d’échec de l’opération très faible. Nous sommes ainsi rentrés massivement sur la valeur à 39 euros. Il s’est avéré que Cargill a contacté ultérieurement Nutreco pour leur indiquer leur intérêt sur le dossier. SHV a de ce fait relevé son offre une première fois à 44,50 euros puis à 45,25 euros pour avoir le soutien des principaux actionnaires de Nutreco. Le différentiel par rapport à l’offre initial a été de 13%.

Pourriez-vous avancer un cas d’école sur lequel vous vous êtes trompés ?
Nous nous sommes trompés sur l’opération UPS/ TNT Express. Il y avait un problème potentiel de concurrence que nous avons identifié. Cependant ce risque nous semblait limité. Or la Commission européenne a demandé à UPS un certain nombre de cessions d’actifs pour valider l’opération. UPS a consenti à des concessions. La Commission réclamant davantage d’efforts, UPS a fini par jeter l’éponge.
La grande difficulté est que la définition d’une position dominante sur un segment de marché a une grande part de subjectivité en dépit des référentiels existants. Cela dépend du périmètre considéré du segment de marché en question. En l’occurrence il était très hasardeux d’anticiper à l’avance le périmètre de segment retenu. L’échec de l’opération a conduit à un effondrement du titre TNT de 40%. Nous avons vendu un quart de la position immédiatement après l’échec annoncé de l’opération. Nous avons patienté quelques jours avant de vendre le reliquat de la position pour des raisons techniques.

Que voulez vous dire ?
Lorsqu’une opération de fusion-acquisition échoue, tous les arbitrageurs vendent de manière agressive leur position. Au bout de quelques jours il y a un retour au calme avec l’arrivée d’acheteurs fondamentaux. C’est ce qui s’est passé pour TNT Express. De 4,10 euros, le titre est remonté à 5 euros.

Pourriez-vous me signaler des convictions actuelles ?
Nous aimons bien Omnivision Technologies cotée aux Etats-Unis, société présente principalement en Asie et aux Etats-Unis. Une offre non engageante a été faite par des fonds d’investissement soutenus par le gouvernement chinois à 29 dollars. L’action valait 24 dollars avant l’offre. Nous sommes dans une phase où le conseil d’administration d’Omnivision doit négocier l’offre avec les acheteurs. Nous pensons qu’un avis favorable sera donné. Le gouvernement chinois veut rapatrier un certain nombre de sociétés technologiques, cotées aux Etats-Unis, en Chine du fait de la relation diplomatique entre les deux pays qui n’est pas au beau fixe. Le prix d’offre devrait être relevé pour permettre la signature d’un accord définitif.
Un autre dossier qui rencontre notre engouement est Jazztel en Espagne. Orange a exprimé sa volonté de racheter la société. La Commission européenne a dit qu’elle n’acceptait pas l’opération telle quelle. Nous considérons que les sociétés feront les concessions demandées pour une conclusion de la transaction. En cas d’échec éventuel, la valorisation de Jazztel ne chutera pas très fortement selon nous. Le secteur des télécoms en Europe connait une bonne santé boursière. Un rebond de 10% à 30% a été enregistrée au global sur le secteur depuis l’annonce de l’offre d’Orange sur Jazztel. Si l’on applique cette appréciation au cours de Jazztel avant l’annonce d’Orange, on arrive au cours actuel. L’asymétrie du risque est incitative. Plus de 5% est à gagner si l’opération réussie et 5% est à perdre si elle échoue, sachant qu’il y a selon nous près de 90% de probabilité que le dénouement soit positif.

Propos recueillis par Imen Hazgui