Interview de Claude Roche : directeur de recherche de France Telecom R&D

Claude Roche

directeur de recherche de France Telecom R&D

Il paraît difficile d’imaginer des outils de mesure du capital humain et du capital connaissance de l’entreprise véritablement efficaces

Publié le 02 Juillet 2007

Selon vous, qu’est-ce que le capital immatériel d’une entreprise ?
Tout d’abord, il faut souligner une contradiction in adjecto dans la notion de capital immatériel, puisqu’elle désigne aujourd’hui quelque chose de négatif. Est capital immatériel tout ce qui fait fonction de capital, mais qui n'est  pas tangible et appropriable : par exemple, un contenu intellectuel de la connaissance. Cela distingue ce type de capital du sens économique classique du mot.

Par ces mots, on entend toute une série de biens, de ressources qui font fonction de capital -au sens où ils servent à la production- mais qui n'ont pas (encore ?) l'homogénéité suffisante pour être traités comme un capital au sens classique du terme.

Selon moi, l’essentiel du capital immatériel de France Télécom (R&D) est constitué de connaissances explicites et de savoir-faire de ses ingénieurs et chercheurs. Cela prend la forme de compétences et de «know-how» portés par les individus mais aussi par des collectifs.

Nous avons par exemple une communauté d'architectes qui a contribué à construire un savoir clé pour un opérateur de services modernes. Ces savoirs peuvent également être cristallisés dans l’organisation à travers ses process, ses bases de données ou des outils comme les logiciels, voire même des structures organisées.

Ce capital n’a pas a priori de valeur propre sur le marché, du moins pas une valeur aussi évidente que le capital technique d'une entreprise (par exemple un automate chez un constructeur automobile), c’est donc un concept perturbant pour l’économie que la sphère financière peine à appréhender.

Comment peut-on mesurer ce capital et sa contribution à la valeur de l’entreprise ?
La notion de capital est le concept fondamental de l’économie libérale depuis son origine. Mais si on refait son histoire on verra que cela s'est réalisé autour de la matérialité du capital, c'est-à-dire de la possibilité de le mesurer.

Originellement, le concept de capital était lié à la possibilité d’en évaluer la valeur quantitative de manière autonome, avant la transaction, dans une optique d’objectivité, car le capital peut être objet de transactions libres, indépendantes  de la sphère politique. La valeur du capital était un mixte de sa valeur d’offre et de sa contribution actualisée à la production.

Aujourd’hui, la mesure du Goodwill, qui recouvre en partie la notion de capital immatériel, ne correspond plus à cette mesure traditionnelle pour deux raisons : c'est un constat ex-post réalisé après la vente, peu opératoire. De plus, les éléments qu’il mesure ne sont pas des éléments homogènes comme peut l’être le capital matériel, ils ne sont pas non plus cessibles facilement et le caractère opératoire de leur évaluation - en termes de management - est encore faible (voire par exemple les démarches dites de pilotage par la valeur).

La question de la mesure est cependant inévitable, car le fait est qu'on assiste aujourd’hui à une diffusion grandissante du concept de capital immatériel et intellectuel. Mais la mesure, elle, a du mal à progresser : on peut citer par exemple le semi-échec de Skandia ou dans un autre ordre d'idées les théories centrées sur le capital humain.

Dans un groupe comme France Télécom, et en particulier dans notre branche R&D, nous ne sommes aujourd’hui capables de mesurer qu’une faible part du capital immatériel, en quelque sorte la partie émergée de l’iceberg que sont les brevets, les licences et les logiciels. En fait, on ne sait mesurer aujourd'hui que ce qui est reproductible et/ou aisément échangeable. Mais les transferts de connaissances et l’organisation qui s’y rattachent ; les savoir-faire individuels et collectifs nous échappent. Et l’on n’observe pas véritablement de progrès dans le domaine de la mesure de ces actifs.

Pensez-vous alors qu’il existe aujourd’hui  un «value gap» entre la valeur réelle des    entreprises et leur valeur de marché qu’une meilleure prise en compte de l’immatériel et en particulier du capital humain et du capital connaissance pourrait combler ?
La réponse est clairement oui, il existe un écart de valeur. Citons simplement le cas d’une entreprise comme Google dont la valorisation boursière semble déconnectée de celle de son chiffre d'affaires réel.

Mais votre formule une meilleure prise en compte du capital humain et du capital connaissance est un peu une pétition de principes, car il paraît difficile d’imaginer des outils de mesure du capital humain et du capital connaissance de l’entreprise véritablement efficaces.

Aujourd'hui, en ce qui concerne les ressources humaines et le management des connaissances, la véritable question est celle de l'évaluation pratique plus que de la mesure. La question décisive pour les entreprises est celle de l'efficacité de leur capital immatériel au quotidien, et cela est avant tout une question opérationnelle. On peut imaginer par exemple des démarches inspirées du modèle EFQM  qui donneraient des points d'appui aux meilleures pratiques à ce niveau  .

Mais qu'en est-il du rapport aux marchés financiers ? Dans l'idéal, on peut espérer un dialogue raisonnable avec les marchés financiers, c'est-à-dire les analystes. Car, soyons clairs, il paraît difficile qu’un dialogue rationnel puisse avoir lieu sans que les outils de mesure n'évoluent dans leur principe  (rationnel c'est-à-dire incluant des quantifications comparatives).

Cela veut dire qu’une rupture épistémologique dans nos outils financiers est indispensable pour appréhender sérieusement le capital immatériel.

On n'a pas franchi, à mon sens, le premier pas : les outils et les paradigmes financiers actuels se sont complexifiés, mais sont demeurés très proches dans leurs fondements théoriques de ceux des années 1970.

Pourriez-vous expliciter les nuances et les interactions qui existent entre les notions de capital humain, de capital intellectuel et de capital de connaissance qui sont de plus en plus fréquemment évoquées et parfois dans le même sens ?
Si on veut être rigoureux, il faut faire attention aux mots : l’humain peut difficilement être considéré comme un capital dans la mesure où l'homme n’appartient pas à l’entreprise. En économie libérale, les hommes n’ont pas de valeur.

Pourtant, dans une entreprise comme France Télécom, les hommes sont une richesse essentielle. Le concept de capital humain exprime donc l’idée que l’on envisage le facteur humain comme une ressource et non plus comme une charge. Il exprime une inversion dans les ordres de grandeur : la difficulté d’acquisition du capital technique était historiquement plus complexe et plus coûteuse que le coût d’un ouvrier. Aujourd’hui, c’est l’inverse : on voit apparaître des travailleurs du savoir d’où une réévaluation de la place du facteur humain.

Mais le terme même de capital humain n'est pas très adapté à la réalité du capital immatériel et je pense qu'il ne faut pas l'utiliser.

En revanche, le  « capital connaissance » d’une entreprise a un sens. Car la connaissance peut être distinguée des hommes qui la portent, et donc traitée comme une réalité essentielle pour l'entreprise : c’est précisément ce que fait la R&D de FT (comme de nombreuses entreprises, au demeurant).

Nous cherchons donc à construire, à partager, à diffuser de la connaissance. Pour cela, nous nous appuyons sur les réseaux actuels qui permettent que les savoirs jouent ce rôle autonome.

En revanche, les outils de management et notamment les outils de management des ressources humaines ne sont pas adaptés à ces dimensions.

Ce phénomène est en partie lié à la financiarisation de l’économie qui exige la conversion en données quantitatives de tout ce qui constitue le capital et l'activité d’une entreprise. Mais ce faisant, elle induit une logique essentiellement analytique (on décompose l'activité de chaque entité) qui est peu adaptée à la logique de la formation de connaissance.

On peut prendre ici l'exemple de la conception en informatique (en termes techniques de la fonction de prescription) : rien n'est plus inefficace dans l'informatique innovante que de découper la chaîne de traitement allant de la conception fonctionnelle au développement. Et pourtant c'est ce à quoi poussent les outils de gestion financière.

Mais ce phénomène est aussi sensible dans la fonction GRH. La gestion des ressources humaines par le temps de travail, par exemple, n’est plus adaptée à la réalité du travail intellectuel. De même, on a tendance à gérer le facteur humain essentiellement en termes d’effectif et pas suffisamment  en termes de compétences.

Aujourd’hui, quelle est selon vous la place du knowledge management dans l’entreprise ?
Le knowledge management désigne littéralement la gestion des connaissances implicites et explicites produites dans les entreprises (une connaissance implicite est présente de façon directement formalisable dans l'esprit d'une ou plusieurs personnes). Le terme de gestion renvoie à une démarche d'explicitation de ces connaissances (par exemple les experts «sur le départ») et leur organisation de façon accessible dans des outils élaborés (documentation en ligne, intranets, et de plus en plus fréquemment, wikis).

Vous noterez que le management des connaissances n’est pas une réalité systématisée, mais essentiellement un ensemble de pratiques. Par exemple, dans les domaines de R&D, il s’agit avant tout de mettre en forme, notamment à travers les outils de communication et de coopération élaborés, les connaissances qui se créent à tous les niveaux dans les projets. Cette pratique semble de bon sens, mais dans le contexte actuel, cela est loin d'être facile à mettre en œuvre.

On a bien souvent du mal à dépasser le stade des bonnes intentions et la prise de conscience de l’importance du phénomène est encore incomplète. Les personnes motrices en entreprise sont souvent isolées.

Néanmoins, il est essentiel d’éviter les dérives liées à l’inflation des données et à l’archivage systématique qui menace précisément l’intelligibilité des connaissances que l’on veut conserver et transmettre, il faut au contraire encourager la mise en forme précise des connaissances et leur hiérarchisation afin de pouvoir créer un système de transmission et de diffusion efficace.

Il faut cependant distinguer la fonction de gestion des connaissances (ou knowledge management) du management des connaissances qui renvoie à toutes les dimensions du management classique de l'activité. Mais aujourd'hui, cette fonction reste largement à inventer et elle est encore peu considérée dans l’entreprise.
C’est de plus une activité essentiellement pratique et mal saisie par la sphère de la théorie économique.

Quelles seraient, selon vous, les bonnes pratiques associées à la gestion des connaissances en entreprise ?

Je préfère répondre sur la dimension du management des connaissances. Nous avons déjà évoqué certains phénomènes d’inefficacité dans les pratiques de gestion de la recherche et développement. Je pourrais en citer d’autres, moins souvent regardés comme  le champ de la relation client. Aujourd’hui, on met notamment en place des processus de rationalisation des centres d’assistance technique et des centres services clients qui ont souvent tendance à les rendre moins efficaces car, en encadrant trop étroitement les procédures, on perd souvent le bénéfice de l’expérience et de l’adaptabilité des hommes.

Dans tous ces cas, le management opérationnel doit jouer entre les exigences contradictoires du pilotage et donc de la mesure, et de l'efficacité opérationnelle : le  travail intellectuel est en partie opaque aux outils traditionnels de pilotage.

D'où les recommandations pratiques qui me viennent à l'esprit : D’abord,  il faut s'efforcer de maintenir un équilibre dialectique entre management opérationnel qui porte les problématiques d'efficacité et logiques financières et/ou de pilotage, ensuite il faut responsabiliser le management et décentraliser la décision. L’enjeu est de focaliser le management opérationnel sur l’efficacité du travail, à travers notamment le management des connaissances. Revaloriser l’écrit dans l’accumulation et la circulation des connaissances est une autre nécessité. Enfin,  pour ce qui est du haut management de l'entreprise : il ne faut pas croire que tout est mesurable et construire des démarches d'évaluation pratique de son capital immatériel.

Propos recueillis par les étudiants du projet collectif «Tribune Sciences-Po de l’économie de l’immatériel».