Interview de Christophe Nijdam : Analyste secteur bancaire au sein d'AlphaValue, leader européen de la recherche indépendante sur les valeurs européennes

Christophe Nijdam

Analyste secteur bancaire au sein d'AlphaValue, leader européen de la recherche indépendante sur les valeurs européennes

L'impasse de liquidité à trois mois des banques européennes que nous suivons est estimée à 2000 milliards d'euros

Publié le 20 Septembre 2011

Pensez-vous que l’on se profile vers une crise à la Lehman ?
La déroute de Lehman date de 2008. Pour enrayer l’effet de domino, et éviter l’effondrement du système, les banques centrales ont mis ce qu’il fallait sur la table. La Fed a apporté de la liquidité en dollars aux banques américaines et étrangères basées à New York. La banque Dexia a du être soutenue à hauteur de 58 milliards de dollars à fin décembre 2008 et a bénéficié de financements quotidiens de 15 milliards de dollars en moyenne pendant 756 jours sur la période août 2007-avril 2010. Pour la BNP, le soutien de la Fed a atteint un pic à 29 milliards de dollars en avril 2008 et une moyenne quotidienne de 7 milliards pendant 717 jours, tandis que Fortis, désormais dans le giron de BNP, a requis pour sa part un pic de financement à 26 milliards en février 2009 et une moyenne journalière de 7 milliards pendant 672 jours, sur la même période de 33 mois. Bien que cela soit réducteur, cela explique, après coup, que la BNP-Fortis ait subi aussi des tensions violentes en bourse récemment.

Les gouvernements ont également agi de manière à rétablir la confiance fin 2008 sous forme de plan de sauvetage via des recapitalisations en fonds propres et hybrides et des garanties d’emprunts bancaires. La crise bancaire a engendré -- directement et indirectement -- un effet de transvasement de la dette privée vers la dette publique. Cela a résulté pour un pays comme la France en 25 points de dette publique supplémentaires, exprimée en pourcentage du PIB, en cinq ans.

Nous nous retrouvons actuellement avec une nouvelle crise de liquidités aigue, mais avec des banques centrales et des Etats affaiblis.

En 2008, l’Etat français s’est porté fort pour ses banques à hauteur de 40 milliards d’euros sous forme de fonds propres ou de dette hybrides et de 320 milliards sous forme de caution et de garantie d’emprunts obligataires. En 2007, la dette de l’hexagone représentait 65% du PIB. Fin 2012, cette dette représentera grosso-modo 90%.
Si on devait à nouveau rajouter les 320 milliards de garanties de l’époque pour circonscrire le problème de liquidité actuelle des banques françaises, cela rajouterait 20 points de dette publique. La dette passerait à 110% du PIB. Or nous sommes dans un environnement où les marchés ne souhaitent plus que cet endettement des Etats continue à augmenter.

La France pourrait perdre son triple A et le marché pourrait facturer beaucoup plus cher pour financer la dette française. La France n’est pas à l’abri d’un scénario à la grecque, à la portugaise, ou à l’irlandaise. Ré-internaliser la dette de la France auprès des particuliers est une solution de « salubrité publique » à vraiment prendre en compte.
Le marché est un magma diffus. Il est composé d’investisseurs divers au comportement parfois très moutonnier dans les périodes d’incertitude. Quand les marchés manquent de repères rationnels, l’irrationalité devient la rationalité et celle-ci se borne à dupliquer ce que fait le voisin : si celui-ci a peur et perd son sang froid, vous allez rapidement perdre le vôtre aussi.
Il est plus facile de convaincre des interlocuteurs dans le cadre d’un dialogue en « one-to-one », face à face, que de convaincre des traders qui sont derrière leur écran et qui n’ont qu’à appuyer sur des boutons pour changer drastiquement la face de votre vie, notre avenir.

Qu’en est-il de la marge de manœuvre des banques centrales ?
Le bilan de la Fed a été multiplié par quatre entre 2007 et aujourd’hui. De 750 milliards de dollars nous sommes passés à 3000 milliards de dollars. Dans ce bilan, un tiers des actifs est issu des subprimes et est donc de moins bonne qualité.
Face à cette situation, la Fed a demandé cet été à toutes les banques qui sont sous sa supervision de s’assurer qu’elles avaient une liquidité suffisante en dollars. Cela laisse supposer que la Fed est moins encline à refaire ce qu’elle a fait en 2008 car sa capacité bilantielle est plus limitée.

Quid de la BCE ?
La BCE a pris en 2008 ses responsabilités et a fourni de la liquidité en dollars aux banques qui en avaient besoin via des accords de swap avec la Fed.
On ne connaît pas le montant de ces accords propre à la BCE. Nous savons cependant que les accords de swaps signés entre la Fed et l’ensemble des banques centrales étrangères, dont la BCE, se sont élevés à 600 milliards de dollars. Autrement dit, le problème du refinancement en dollars pour les banques non américaines portait au niveau mondial à 600 milliards de dollars.

Aujourd’hui, la BCE a une marge de manœuvre sensiblement plus importante que la Fed. Cependant cette marge s’est aussi réduite. Le bilan de la BCE a environ doublé, à 2100 milliards d’euros. Dans ce bilan, on compte environ 150 milliards d’euros de dette souveraine de pays membres de la zone euro plus ou moins fragilisés.

En général, le marché obligataire ne représente que 10-15% des besoins de financement d’une banque. Les capitaux propres constituent 3-5% de ce financement. Les dépôts des clientèles, par nature plus stables grâce à la garantie des dépôts par les Etats, comptent pour 25-50%, les banques de financement et d’investissement pesant indûment sur le bas de la fourchette. Le reste, c’est du court terme à trouver sur les marchés wholesale, par nature volatils.

La plupart des banques d’Europe du Sud, qui n’ont quasiment plus accès au marché interbancaire, n’ont pas de problème de refinancement en dollars car ils n’ont quasiment pas d’activités en dollars.

Nous évaluons la part du bilan de la BCE dédié actuellement au financement de ces banques d’Europe du sud (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Italie) à 200 milliards d’euros.

Ainsi, sur les 2100 milliards de la BCE, nous avons environ 350 milliards d’euros d’actifs qui sont moins liquides, dans les circonstances actuelles, soit la moitié du bon tiers qui concerne la Fed. Sachant que la qualité des prêts accordés aux Etats et aux banques de la zone euro reste des actifs de qualité supérieure au financement procuré par la Fed à d’autres banques en échange de leurs actifs liés aux subprimes. Je comprends personnellement tout à fait l’irritation des Européens face au côté donneur de leçons – difficilement défendable sur le plan fondamental -- des Américains lors de ce week-end.

Lorsqu’il y a un grippage sur la liquidité, les banques ne se prêtent plus entre elles. Celles qui ont des excédents de trésorerie les déposent à la BCE qui les reprêtent aux autres. En tant qu’intermédiaire, la BCE sécurise. Dans certains cas, la BCE peut être en risque si une banque grecque, irlandaise ou portugaise venait à faire faillite.
La BCE ne consent pas ces financements sans sureté réelle. Pour qu’une banque puisse se financer auprès de la BCE, il faut qu’elle ait des actifs éligibles à mettre en collatéral. Ces actifs peuvent être de plus ou moins grande qualité. Une banque française peut ainsi mettre en collatéral X milliards de titres de dette publique française en échange de X milliards d’euros avec un haircut, qui est une marge de sécurité prise par le prêteur. Moins l’actif est de bonne qualité, plus le haircut est important.

Quel est le montant des actifs éligibles auprès de la BCE dans cette période sous tension ?
Le gouverneur de la Banque de France a rappelé la semaine dernière que ces actifs éligibles au refinancement de la BCE s’élevaient à 4500 milliards d’euros sur l’Eurosystème , dont une partie est déjà utilisée (1700 milliards).
Cependant, ce qui est important c’est d’essayer d’estimer le « gap » de liquidités des banques européennes à trois mois, autrement dit ce qui leur manquerait en trésorerie pour pouvoir fonctionner, et comparer ce manque à ce qu’elles sont en mesure d’obtenir auprès de la BCE.

Autant calculer un ratio de capitaux propres ou un ratio de solvabilité pour une banque est assez facile, autant déterminer la liquidité réelle d’une banque est difficile car elle ne communique pas là-dessus pour ne pas mettre en avant une éventuelle vulnérabilité.
A partir des données que nous avons pu recouper, l’impasse de liquidité à trois mois des banques européennes que nous suivons, toutes devises confondues, est estimée à 2000 milliards d’euros. Cela représente de l’ordre de 8 à 10% du total des bilans agrégés des 39 grandes banques européennes cotées suivies par AlphaValue. Même si on se trompe à plus ou moins 20% sur ce chiffre, le montant des actifs éligibles avancés par la Banque de France, et qui seraient encore disponibles (2800 milliards), reste supérieur au besoin de liquidités à 3 mois.

A partir de quelles données êtes vous parvenus à cette estimation de 2000 milliards d’euros ? 
A partir de deux données spécifiques et par extrapolation. On sait que le gap de liquidité à 3 mois de Dexia est de 23%, toutes ressources confondues de son bilan, ou encore 10% si on tient compte des dépôts plus stables.
Le comité de Bâle dans ses Quantitative Impact Studies (QIS), études d’impact quantitatif des futures régulations a tenté de déterminer quelle pouvait être la répercussion des futurs ratios de liquidité sur les banques européennes. Sur le ratio à moins de 30 jours (LCR), les besoins de refinancement sont estimés à 1 000 milliards d’euros et sur le ratio supérieur à un an (NSFR), les besoins sont de 2300 milliards d’euros.
Ces chiffres ne sont pas cumulatifs mais se recoupent.
Un autre élément qui nous permet de conforter cet ordre de grandeur de 2000 milliards est à relier aux garanties d’Etat mises en place en 2008 au niveau de la zone euro suite à la faillite de Lehman, soit 1838 milliards d’euros que nous avons recensés, dont 320 milliards d’euros pour la France.
Mais attention de ne pas se tromper de débat sur ce chiffre de 2 trillions, en apparence astronomique : il ne s’agit pas de capitaux « frais » à lever pour les banques, comme ce serait le cas dans une augmentation de capital, mais seulement du montant des financements – déjà en place -- dont il faut allonger l’échéance pour diminuer la vulnérabilité excessive à un assèchement temporaire des marchés.

La difficulté dans ce raisonnement est que l’on prend en considération le système bancaire dans son ensemble. Nous ignorons si à l’intérieur de ce système, chacune des banques a encore suffisamment d’actifs éligibles. Il se peut très bien que certains établissements n’aient pas d’actifs éligibles à mettre en collatéral en contrepartie de leur besoin de refinancement.
C’est exact. Dans ce cas, deux scénarios sont possibles. Le premier scénario, qui est peu envisageable, est qu’on laisse tomber la banque qui est en rupture de trésorerie et qui n’a plus suffisamment d’actifs éligibles. Cela a été la solution adoptée pour Lehman Brothers.
Le deuxième scénario, c’est que la banque n’ait pas suffisamment d’actifs éligibles mais qu’elle soit néanmoins soutenue -- de par sa dimension systémique -- par la BCE par des financements en blanc, sans sureté.

Une faillite à la Lehman vous semble-t-elle probable ?
Probable, non, mais possible, oui. Les décideurs politiques des Etats européens sont quelque part aux abonnés absents. On ne parvient pas à résoudre le dossier grec depuis un an et demi. Dans cette crise de liquidité, l’indécision politique a laissé les marchés fantasmer suffisamment longtemps sur une crise de solvabilité des Etats européens que c’en est devenu désormais une fatalité plausible.
Les yeux étaient rivés sur la BCE qui, en quelque sorte, constitue le dernier rempart. Au sein de la BCE, nous avons désormais des tensions très fortes et des brèches potentielles. Après Axel Weber, c’est au tour de Jürgen Stark de démissionner de l’institution.

Certains se demandent si ce rempart qui jusqu’à présent a semblé inébranlable, en rachetant des obligations d’Etat en difficulté, en fournissant la liquidité aux banques les plus faibles, va continuer à l’être en raison des réticences allemandes.
Par ailleurs, Jean Claude Trichet, qui s’opposait à tout défaut même partiel de la Grèce, ce en quoi l’enchaînement des évènements depuis la fin juillet semble indiquer qu’il n’avait pas tort, termine son mandat le 31 octobre. Mario Draghi, patron de la banque centrale italienne, lui succèdera. Nous ne sommes pas à l’abri d’un « coup à la Christine Lagarde », qui a fait allégeance au premier bailleur de fonds du FMI, les Etats-Unis, en déclarant que les banques européennes devaient se recapitaliser à hauteur de 200 milliards d’euros. Cette déclaration a eu pour effet de catalyser, à tort, sur le besoin de recapitalisation de toutes les banques européennes et mettre le focus, à raison, sur le déséquilibre structurel de liquidités de certaines de ces mêmes banques européennes.
Mario Draghi pourrait, lui aussi, se sentir dans l’obligation de faire acte d’allégeance à l’Allemagne pour asseoir sa légitimité et amener la BCE à laisser tomber une banque qui a besoin d’être refinancée mais qui n’a pas suffisamment d’actifs éligibles pour cela.
Nous ne sommes donc pas à l’abri d’un défaut d’ampleur systémique consécutif à une posture politique. Bien évidemment, à ce stade, c’est de la pure politique-fiction de nature anxiogène… Mais c’est le rôle des analystes que d’envisager, ne serait-ce que pour les écarter, des possibilités improbables.



Propos recueillis par Imen Hazgui