Interview de Dominique  Barbet : Responsable de la recherche économique de marché chez BNP Paribas

Dominique Barbet

Responsable de la recherche économique de marché chez BNP Paribas

Taux des pays coeur de la zone euro : ma préoccupation ne porte pas sur le niveau atteint, mais sur l'intensité de la volatilité qui se veut durable

Publié le 09 Juin 2015

Quel regard portez-vous sur la forte remontée des taux des pays cœur de la zone euro ces dernières semaines ?
Le mouvement de hausse a été très violent. En l’espace de deux séries de quelques séances de hausse, six mois de baisse ont été effacés.
Ce qui est important de comprendre c’est la raison pour laquelle les taux avaient autant précédemment fléchi. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Tout d’abord le repli continu de l’inflation qui avait fini par tomber en territoire négatif. Ensuite l’essoufflement affiché sur la dynamique économique de la zone euro. Enfin, l’assouplissement de la politique monétaire de la Banque centrale européenne traduite par l’adoption de plusieurs mesures très accommodantes, notamment trois programmes successifs d’achats d’obligations sécurisées, d’ABS et de titres souverains.
L’ensemble de ces éléments réunis ont poussé le taux allemand à dix ans à atteindre un niveau record de 0,07% le 20 avril dernier.

Cependant, progressivement le contexte est devenu moins favorable à un maintien des taux longs proches de 0. En particulier, la croissance a affiché des signes d’amélioration. Si la France est restée à la traine, notamment en termes d’emploi, l’Allemagne a repris du gallon, l’Espagne s’est installée sur un vent porteur, et l’Italie a paru être sortie de l’ornière. Le taux d’inflation a, qui plus est, connu une remontée. Ce changement de configuration a suffit à déclencher un mouvement ascendant des taux souverains de la zone euro, en particulier des pays coeur.

Comment justifiez-vous la violence du mouvement ?

Par des éléments plus spécifiquement de marché et d’équilibre entre l’offre et la demande. Le programme de quantitative easing de la BCE représente 1200 milliards d’euros. Cela équivaut sur deux ans à environ 12% du PIB de la zone euro. C’est un niveau comparable au QE mis en place aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Cependant ces deux pays se caractérisaient à l’époque par un niveau de déficit budgétaire important, supérieur au niveau du programme de QE. La Fed comme la BoE étaient se sont retrouvées en situation de financer l’essentiel du déficit budgétaire et des émissions nettes de papiers. Or, l’ampleur du QE de la BCE correspond au double du déficit de la zone euro.
La BCE ne peut pas se contenter des émissions nettes des Etats membres pour acheter des titres sur le marché. Il lui faut acquérir des titres de la part d’autres investisseurs vendeurs. Toutefois, peu d’investisseurs institutionnels européens sont dans une optique de céder leurs actifs à la Banque centrale. Les compagnies d’assurances vie n’ont pas d’intérêt à le faire dans la mesure où elles n’ont pas nécessairement besoin de dégager des plus-values et pourraient manquer d’opportunités alternatives d’investissement. Les fonds de pension s’inscrivent dans la même configuration même s’ils peuvent plus facilement opérer des arbitrages dans leurs portefeuilles avec moins d’impacts comptables défavorables. Les banques sont obligées de détenir des actifs liquides de haute qualité du fait de la réglementation. Les montants qu’elles peuvent vendre et les possibilités de substitutions par d’autres papiers sont limités ce d’autant plus qu’il leur est demandé de distribuer plus de crédits et d’avoir en cela un bilan plus important.
Face à cette situation d’ensemble, s’est progressivement installée l’idée que face au QE de la BCE, il n’y aurait pas suffisamment de vendeurs de papiers et qu’il y allait donc y avoir un déséquilibre qui pousserait les prix des obligations à la hausse.

S’est ajouté à cette première crainte, l’angoisse de voir la BCE ne pas aller jusqu’au terme de son calendrier ou réduire l’ampleur de son QE compte tenu du redressement de la conjoncture économique et de l’augmentation de l’inflation. La remise en cause du principal moteur du fort recul des taux a conduit à exacerber leur parcours dans le sens inverse.

La BCE n’a commencé à acheter des obligations qu’à compter du 9 mars. Ce sont surtout les anticipations qui ont poussé les taux à la baisse. Le mouvement s’est moins fait sur des achats et ventes effectifs de titres que sur des positions qui pariaient sur une baisse continue des taux d’intérêt sur le marché des produits dérivés. Une fois les taux descendus trop bas, des prises de profits ont été réalisées. Au-delà des prises de profits, des stop loss ont été actionnés pour ceux qui subissaient des pertes du fait de la remontée des taux.

La violence de la correction est également à relier à l’insuffisance de la liquidité sur les marchés ?

Il est indéniable que les normes réglementaires induites par Bâle III en matière de fonds propres ont rendu plus difficile l’activité de teneur de marché par les banques. Ces derniers sont moins en capacité de contribuer à la liquidité sur les marchés et à la stabilité des prix des actifs. Cela a favorisé la brusquerie des mouvements. Le président de la BCE l’a bien signalé dans le cadre de sa conférence de presse en indiquant que la volatilité est devenue structurellement plus élevée.

D’aucuns avancent que le comportement de la Bundesbank aurait également joué dans la forte hausse des taux longs allemands…

La BCE avait fixé comme règle pour toutes les banques centrales nationales de ne pas acheter de titres dont le rendement est inférieur au taux de dépôt situé à -0,20%.
Or quand le taux à dix ans allemand est tombé à 0,07%, toute la partie courte de la courbe des taux allemands s’est retrouvée en dessous du niveau du taux de dépôt. La Bundesbank n’avait pas d’autre choix de se positionner sur des titres de plus longue maturité.
Lorsque le taux à dix ans allemand est remonté, la Bundesbank a pu rééquilibrer ses achats et revenir sur des actifs de plus courte maturité, supérieure à 2 ans. Cela a mécaniquement réduit la duration des achats notamment par rapport à ce que pratiquaient d’autres banques centrales nationales de la zone euro.

Pourquoi une telle réorientation ?
La Bundesbank est incontestablement plus préoccupée que d’autres banques centrales nationales par le fait d’acquérir des titres qu’elle détiendra encore dans 10 ou 15 ans. La maturité courte des titres acquis permettra à la Bundesbank d’alléger son bilan de manière plus rapide.

Avez-vous été surpris par le timing et la vivacité du mouvement de hausse des taux ?

Tout le monde a été surpris par le timing et l’ampleur de cette remontée des taux.
Le mouvement de baisse des taux même s’il a été excessif, a été progressif ; même si des coups d’accélérateur ont coïncidé avec des informations précises, comme celle du 22 janvier (annonce par la BCE du lancement de son QE), de celle du 9 et 10 mars (premières opérations d’achat de titres souverains effectuées par la BCE).

Selon vous, il y a lieu de relativiser l’importance de ce mouvement ?

Nous demeurons à un niveau de taux bas. L’installation de la reprise et la remontée graduelle de l’inflation justifient le niveau actuellement atteint.
Historiquement, on remarque que lorsqu’un QE est initié par une banque centrale, les taux ont tendance à s’élever quelque temps après. Cela a été le cas aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et au Japon.

A présent les forces en puissance sont de nature à plafonner la remontée des taux. Nous connaissons structurellement un déséquilibre entre l’épargne et l’investissement en raison du vieillissement de la population et du ralentissement de la croissance de la population active. Nous ne reviendrons pas à la situation qui prévalait dans les années 1990 en termes de niveau de taux d’intérêt.

Ma préoccupation ne porte donc pas tant sur le niveau des taux atteint, mais sur l’intensité de la volatilité qui se veut durable.

Est-il légitime de craindre un grand krach obligataire à l’heure qu’il est ?

Je pense sincèrement que cette crainte est présentement infondée.

La Fed semble prendre le plus grand soin à préparer l’opinion publique et les marchés aux effets de la hausse des taux qui se prépare. Son avancée se fait avec une prudence extrême pour éviter toute crise obligataire.

Le problème grec existe depuis longtemps. L’élection d’Alexis Tsipras fin janvier n’a pas empêché les taux de descendre davantage par la suite. Une nouvelle restructuration de la dette grecque le cas échéant ne signifierait pas nécessairement une sortie du pays de la zone euro. Si la détérioration de la situation économique de la Grèce ne sera pas sans conséquence sur d’autres pays périphériques, il est cependant à penser probable que les perturbations qui se matérialiseront seront cantonnées.

Une envolée du prix du pétrole aura sans doute une incidence sur le niveau d’inflation. Pour autant l’inflation core, hors pétrole et produits alimentaires, reste largement en dessous de 1%. Nous sommes ainsi loin de l’objectif de la BCE.
Ainsi même si nous avons un choc pétrolier et une augmentation significative de l’inflation, la BCE ne remettra pas immédiatement à plat sa politique monétaire et poursuivra son programme de QE.
L’output gap continue à être important au sein de la zone euro. Le taux de chômage moyen est encore très haut. Ainsi l’effet immédiat du choc pétrolier sur la hausse de l’inflation pourra assez vite être compensé dans l’analyse par un effet différé négatif sur la croissance.

Au-delà de tout ça, le bouclier de la BCE restera très puissant. En cela, une interprétation excessive des effets du QE a sans doute été faite. En particulier, on a souvent négligé l’importance des titres détenus par les investisseurs non européens qui s’élève à 4800 milliards d’euros. Ces derniers sont moins assujettis à des contraintes et peuvent de ce fait arbitrer plus facilement.

Que suppose le regain de volatilité en termes d’allocation d’actifs ?

La remontée des taux ne change pas l’intérêt que présente la classe actions ce d’autant plus que les produits de taux apparaissent désormais comme présentant un risque plus élevé. Si le rendement du marché obligataire a progressé, le coefficient de risque que l’on y affecte s’est également accentué. Ainsi l’idée n’est pas de bouleverser la répartition des portefeuilles et de se rabattre massivement sur le marché obligataire pour profiter de la hausse des taux.

La question qui se pose doit davantage porter sur l’allocation géographique, avec peut-être moins d’Europe.

Propos recueillis par Imen Hazgui