Interview de Anouar Hassoune : Vice président, responsable credit et coordination internationale pour la finance islamique au sein de Moody’s

Anouar Hassoune

Vice président, responsable credit et coordination internationale pour la finance islamique au sein de Moody’s

La finance islamique, une classe d'actifs à part entière qui représente près de 500 milliards de dollars

Publié le 13 Février 2008

La finance islamique est-elle réellement différente de la finance conventionnelle ?
La finance islamique est très chargée d’un point de vue émotionnel, symbolique et conceptuel.
Elle ne peut être considérée uniquement d’un point de vue technique. Certains y voient une vaste opération marketing réussie. La finance islamique ne serait alors pas très différente de la finance conventionnelle et bénéficierait essentiellement d’une forme d’habillage religieux. D’autres y voient l’avenir financier du monde musulman. Il est probable que la réalité se situe entre les deux.
La finance islamique est fondamentalement différente de la finance conventionnelle. Cependant il existe de la finance islamique «canada dry». Ce sont des produits qui sont structurés de manière «charia compliant» mais qui n’en ont pas la substance.
Il y a donc une finance islamique authentique et une finance islamique qui n’en a que la forme.

Quelle est la croissance de la finance islamique ?
La croissance de la finance islamique fluctue entre les lignes de métier mais se situe entre 15 et 23% ce qui est deux fois plus important que la finance conventionnelle.
Nous partons d’une base faible. Au tournant du nouveau millénaire, la finance islamique représentait entre 150 et 200 milliards de dollars. Aujourd’hui, si nous prenons en compte les bilans bancaires, les fonds commercialisés, la masse représente environ 500 milliards de dollars, les deux tiers se situant dans le Golfe persique et le reste dans l’Asie musulmane en particulier dans la Malaisie.

Nous pouvons considérer que la finance islamique est  une classe d’actifs à part entière. Elle fait l’objet d’une analyse particulière en ce sens.  La taille critique atteinte par le marché permet d’offrir des produits qui présentent des couples rendements/risques et des structures plus avancées et plus complexes.

Qui sont les principaux acteurs de la finance islamique ?
50% du marché est concentré dans les bilans bancaires des établissements 100% «charia compliant».
40% du marché est détenu par des institutions financières qui présentent des fenêtres islamiques.
Ainsi 90% est détenu par les banques.
Il est à noter le positionnement de banques occidentales de renom sur ce marché : HSBC, BNP, Calyon, Société Générale.

Al Baraka est une des rares banques islamiques réellement internationale. Elle dispose d'une holding à Bahreïn, d’un petit portefeuille de crédits et possède une participation dans 10 filiales qui couvrent 10 pays dont l'Afrique du Sud, l'Algérie, la Tunisie, Égypte, le Liban, le Pakistan…, des pays dont le niveau de notation est relativement faible mais qui présentent de bons rendements.

Qu’en est-il de la stratégie poursuivie par les banques ?
La concurrence bancaire s'intensifie. Dans les six pays du Golfe, il y a environ 600 banques qui sont en compétition sur un double plan : celui des prix et celui de la qualité des services. Les petites banques ont du mal à faire face à la concurrence. C'est la raison pour laquelle la plupart d'entre elles ont fait l'objet d'une impasse, d'une obsolescence stratégique.
Parce que culturellement les fusions sont difficiles, rares et la plupart du temps pilotées par des actionnaires gouvernementaux, ces petites banques ont organisé une différenciation en se transformant en banques islamiques ou en transformant une partie de leurs activités en activité «charia compliant».

À chaque fois, le basculement des petites banques d'un modèle conventionnel qui n'avait pas beaucoup d'avenir vers le modèle «charia compliant» a été une stratégie réussie. C'est banques ont pu tarifer plus cher et sans avoir à accroître la qualité de leurs services dans la mesure où le fait même d'être «charia compliant» était valorisé par les consommateurs.

Ceci a donné un marché des banques islamiques dans la région réparti en trois compartiments : les banques islamiques historiques très bien capitalisées et particulièrement rentables avec une clientèle captive, les banques récemment islamisées et les banques conventionnelles qui ont quasiment toutes une offre «charia compliant» à l'exception d'un pays, le sultanat d’Oman qui pour l'instant n'a pas encore autorisé les banques islamiques à offrir des services «charia compliant».
De multiples banques ont une stratégie de super ciblage : au-delà de l'offre de produits «charia compliant», elles mettent l'accent sur une zone géographique en particulier.

Qu’en est-il de la santé de ces banques ?
Les banques islamiques ont du cash et du quasi cash en haut de bilan, des investissements en taux et du crédit en milieu de bilan.
La composition des bilans est duale. Il y a d'une part une grande masse de liquidités, entre 30 et 35 % des bilans, puis à côté, un leverage de crédit de l'ordre de 60 à 65%.

Dans le passif, la contrepartie d'une forte liquidité et de l'absence d'un fixed income securities réside dans les fonds propres relativement élevés. Le  ratio ne descend pas en dessous de 18 %. Il y a également les dépôts dans le passif.

Les rendements bruts au vu de la cherté des produits et des leverages en crédit sont assez épais. Le coût de refinancement est faible avec au final des marges épaisses. D'autant que généralement les coûts d'exploitation sont faibles. Par ailleurs le coût du risque a diminué. On a des taux de créances douteuses dans des pays comme le Koweït qui frisent les 2 % et des taux de couverture de 180 %.

Peut-on s'attendre à une rentabilité aussi élevée à l'avenir ?
Vraisemblablement pas au niveau de ce que nous avons connu ces trois dernières années. Cependant nous resterons dans un ordre de grandeur relativement élevé : 4 % de ROA et 25 % de ROE. Ce qui pousse des banques américaines comme Merrill Lynch à s'intéresser à des investissements dans les banques islamiques.

Quels sont les principaux risques auxquels sont confrontées les banques ?
Le risque de réputation, celui de ne pas être considéré comme assez «charia compliant» et le risque de charia arbitrage : aller chercher le charia board qui permet de commercialiser le bon produit par marché.

Par ailleurs dans le cadre de leurs activités, les banques islamiques sont confrontées au risque d'enchevêtrement. Les idéaux types contractuels contiennent à la fois une dimension de crédit et une dimension de marché, voire une dimension opérationnelle.

Enfin, les banques islamiques présentent un risque commercial translaté. C'est un risque à double composante : rentabilité et liquidité. Une banque islamique n'enregistre pas une rentabilité suffisante pour assurer des rendements aux détenteurs des profits sharing équivalents à ceux d'une banque conventionnelle. Si nous sommes dans un contexte malaisien où les clients arbitrent en permanence entre les banques conventionnelles et les banques islamiques, ces profits sharing vont être dans une situation d'obsolescence compétitive par rapport aux banques conventionnelles. Les clients vont alors retirer leurs fonds pour s'orienter vers ces dernières. Il y a un risque de retrait des dépôts non pas parce que la banque est insolvable, mais parce qu'elle a été incapable d'être au moins aussi rentable qu'une banque conventionnelle voir une banque islamique qui ne s'est pas retrouvée dans la même situation de perte.

Ce risque d'insuffisance de rendement peut dégénérer rapidement en risque de liquidités. Cela peut remettre en cause la richesse future de la banque. Le risque secondaire sera un renchérissement du coût de refinancement et une réduction plus importante de la rentabilité.

La technique de la titrisation est-elle utilisée par les banques islamiques ? 
Les banques islamiques n'ont pas suffisamment de fonds propres pour organiser l'intermédiation du marché hypothécaire sur place. Par conséquent la titrisation a vocation à être utilisée comme technique de repackaging de l'immobilier. Pour que cette titrisation soit acceptable, elle devra contenir une dimension «charia compliant» importante.

Quelles sont les principales contraintes auxquelles ces banques sont confrontées ?
Le caractère assez étriqué des classes d'actifs éligibles aux financements «charia compliant». Il faut se prévaloir des cinq principes de la finance islamique qui évacuent dans une large mesure un certain nombre de secteurs et un certain nombre de classes d'actifs, en particulier les obligations conventionnelles.
La liquidité reste abondante d'un point de vue économique mais difficile à gérer d'un point de vue financier.

Y a-t-il un cadre réglementaire ?
Seul le Koweït, Bahreïn et la Malaisie ont prévu un cadre réglementaire spécifique pour les banques islamiques. Dans les autres pays c’est le cadre des banques conventionnelles qui prévaut. Le Qatar a l'approche la plus opportuniste dans la mesure où n'importe quelle banque peut s'ériger en banque islamique.

Quelle est l’importance des sukuks à l’heure actuelle ?
Le marché des sukuks représentait 85/86 milliards de dollars au milieu de l’année 2007. A la fin de  l’année, nous avons passé la barre des 100 milliards, un taux de croissance en 6 mois de 75%.

Qui sont les émetteurs de ces obligations musulmanes ?
Les émetteurs de dettes ne sont pas forcément des institutions se situant dans le monde arabo musulman. Actuellement une des cinq grandes banques d’affaires américaines pense à émettre un sukuk et attend que les turbulences sur les marchés financiers se calment quelque peu. Les gouvernements britannique et japonais s’y intéressent également. Il s’agit de faire appel public à l’épargne des pays qui ont de l’argent : les pays exportateurs de pétrole.

A ce sujet, il existe un lien viscéral entre la finance islamique, ses différentes classes d’actifs et l’environnement pétrolier au regard de la liquidité ?
Nous considérons que le prix du pétrole va rester relativement élevé. Les pétrodollars sont certainement un élément favorable au développement de la finance islamique.
Nous pouvons nous attendre à voir de nouveaux émetteurs, une diversification de l’investissement en dehors des classes d’actifs traditionnels, un appétit pour le risque qui va aller en grandissant.

Sur quels critères mettez-vous l’accent dans le cadre de votre grille analytique ?
Les banques islamiques obtiennent un score assez élevé en matière de rentabilité. Dans une échelle de A à E la note attribuée est A ou B. En matière d'enracinement commercial, en particulier sur le marché retail, le score se situe entre B et C. Nous observons des parts de marché intéressantes mais de trop fortes concentrations géographiques.
Les notes sont relativement négatives en ce qui concerne la gestion de la liquidité. La régulation des autorités nous semble assez bonne si nous considérons que ce sont avant tout des pays émergents.

Qu’en est-il de la notation de ces sukuks ?
Depuis quelques années, la notation des émetteurs «charia compliant»- banques, compagnies d’assurance- a connu un véritable succès. En 2001, nous avions trois sukuks émis, du Bahreïn, du Qatar et de la Malaisie. Aujourd’hui nous dénombrons entre 20 et 25 sukuks cotés et notés.

Selon vous,  la finance islamique devrait continuer à prospérer. Pour quelle raison ?
Entre les années 70 et aujourd'hui, la donne a complètement changé. Dans les années 70, le marché était essentiellement poussé par l'organisation de la conférence islamique, la banque islamique de développement, les premières banques islamiques qui ont développé des produits dans un contexte où la demande était latente. À cette époque-là, parce qu'il n'y avait pas de clubs de consommateurs, il n'était pas possible de savoir quelle était la capacité d'absorption des produits proposés dans le cadre de la finance islamique.

C'est la même question qui s'est posée il y a quelques années en Angleterre et qui se pose actuellement en France. Dans quelle mesure la demande existe-t-elle et dans quelle mesure est-elle solvable ?

Depuis les années 90, la liquidité est telle qu'elle est aujourd'hui tirée par la demande. Les sukuks sont souscrits entre deux et trois fois. Cependant il s'agit encore d'un marché très intermédié, insuffisamment profond. Il n'y a pas de dérivés, peu de produits alternatifs en termes de taille.
L'augmentation de la complexité des produits «charia compliant» est de ce fait  l'enjeu principal des années à venir.

La désintermédiation semble être une des caractéristiques de la finance islamique ? 
Les sukuks et les fonds islamiques vont croître de manière relative et absolue à une vitesse importante.
Cette désintermédiation sera en partie réalisée par les banques elles mêmes, en Malaisie, aux Emirats Arabes Unis. 

Peut-on s’attendre à une standardisation de la finance islamique sur la planète ?
L’industrie de la finance islamique est encore très fragmentée. Les initiatives sont diverses mais sont éparses. Il existe assez peu d’entités capables de coordonner, d’harmoniser les différentes initiatives pour obtenir une certaine homogénéité.

Par ailleurs, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de standardiser l’ensemble des produits. Cela dépend d’une donnée fondamentale : la globalisation du marché. Pour le moment nous avons une collection de marchés locaux.
Le seul marché global est celui des sukuks.

Propos recueillis par Imen Hazgui à l'occasion d'une journée d'étude organisée par Demos, organisme de formation professionnelle, leader européen, notamment dans les domaines bancaires et de l’assurance. (www.demos.fr)