Interview de Brice Duthion : Maître de conférences, Chaire de logistique, transport et tourisme, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Brice Duthion

Maître de conférences, Chaire de logistique, transport et tourisme, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

La valorisation du capital humain constitue le chantier majeur du secteur hôtelier

Publié le 15 Juillet 2010

Que recouvre selon vous la notion de patrimoine immatériel pour le secteur hôtelier ?
Le patrimoine immatériel est créateur de valeur, voire de valeurs : valeur financière, valeur marketing, valeur sociale, valeur éthique, valeur technologique, valeur environnementale. On pense forcément à la marque censée les porter et les incarner au firmament d'une concurrence accrue à l'échelle de la globalisation. On pourrait évoquer également le réseau comme élément structurant. L'immatériel n'est pas virtuel, mais un ensemble maillé d'infrastructures et de nœuds, dont l'interconnexion dépend largement de l'innovation et de la maîtrise technologique. Les systèmes de réservation (même si le yield a dématérialisé et opacifié le coût réel d'un produit pour le consommateur), l'optimisation de la relation client sont les incontournables de cette mise en réseau. Le matériel conditionne l'immatériel. En résumé, le patrimoine immatériel n'est-il pas le concept simple de faire prendre du plaisir pour prendre de la valeur ?

Pensez-vous que le management des sociétés hôtelières ait clairement identifié le poids considérable des actifs immatériels dans la valeur de leur société ?
Dans l'ensemble des actifs immatériels du secteur, le capital humain est certainement celui pour lequel les investissements ont été les moins importants en France. Par manque de qualité des formations, dit-on, mais aussi par contrainte économique, par obligation d'adaptation permanente des personnels au changement ou par ignorance des dispositifs existants (plan formation, droit individuel à la formation, etc.). Les actifs immatériels ont des vérités tangibles.

Concrètement, quel lien faites-vous entre les actifs immatériels et les parts de marché ou le positionnement concurrentiel (face aux hébergements alternatifs, par exemple) ? Notamment, quel est le rôle de l'innovation à cet égard ?
L'innovation est centrale dans tout projet d'entreprise. C'est vrai pour le secteur hôtelier, comme dans l'ensemble des activités de services. Les actifs immatériels, notamment ceux prétextant une proximité avec la nature, le retour aux sources et à la simplicité ne garantissent pas un succès économique. Loin s'en faut. La mode de l'immatériel peut être dangereuse et à double tranchant. Mieux vaut préfigurer que figurer. Sinon, nombre d'entreprises pourraient devenir rapidement ringardes. Le véritable levier de croissance est, je crois, encore aujourd'hui la qualité de la prestation et la qualité du service rendu aux clients. La théorisation est certes louable, mais l'activité et les métiers de l'hôtellerie touchent à l'humain. L'innovation doit toucher le vivant, l'humain. L'immatériel ne doit pas devenir abstrait et se couper de cet art du service au client. Les stratégies marketing l'ont oublié avec le temps. Cela pourrait être le risque avec des innovations trop novatrices qui ne rencontreraient pas de marché. Cela s'est souvent vu par la passé.

Quel est le rôle des actifs immatériels dans le phénomène de concentration ou d'alliances des acteurs du marché ?
Les deux phénomènes sont liés, mais distincts. La concentration des acteurs n'est pas nouvelle. La concentration actuelle est toujours accompagnée des mêmes messages des analystes : synergies, optimisation des coûts, capacités d'achat ou de négociation accrues, développement à l'international assuré. Les alliances sont souvent de circonstance, on essaie ensuite de leur donner une dimension stratégique. Les seules qui l'ont été sont celles initiées par des grands groupes, au discours simple et à la croissance fondée sur l'acquisition d'actifs (donc un endettement important). L'hôtellerie n'est pas très différente des autres secteurs du tourisme dont la dernière décennie a scellé, au moins en Europe et en Amérique du Nord, l'industrialisation par de nombreuses intégrations verticales. IHG ou Accor en sont deux bons exemples. Le nouveau positionnement du groupe français veut redonner de la valeur au titre en redonnant de la valeur aux stratégies. Pour développer de l'activité d'hébergement dans de nouveaux marchés porteurs comme la Chine ou le Brésil par des investissements massifs en murs et bâti, cela signifie disposer du cash ou être capables d'endettement ou d'augmentation de capital. Les actifs immatériels passent après, dans la stratégie de management de l'entreprise. L'entrée en lice de groupes chinois ou indiens aux croissances exponentielles et aux finances presque sans limites laisse présager un bouleversement des équilibres industriels et d'une redistribution des cartes sans précédent. Quels sont les actifs immatériels à privilégier pour des entreprises chinoises ? Les logiques politiques et économiques seront forcément différentes de celles que nous connaissons.

Quelle est la corrélation entre les actifs immatériels et les « value drivers » financiers (EBITDA, CF, coût du capital…)?
La corrélation est aujourd'hui évidente si l'on s'en tient aux discours. L'immatériel est porté au pinacle. C'est la mode du moment, mais jusqu'à quand ? Les résultats financiers ne confirment pas pour autant ces engagements vertueux. Les actionnaires des entreprises sont surtout intéressés par des résultats et des bénéfices rapides. Le court terme n'est peut être pas le temps qui convient aux actifs immatériels. Comment bâtir une politique de ressources humaines dans l'éphémère et l'immédiateté ? C'est sans doute la raison pour laquelle certains grands groupes cèdent une part de leurs activités, pour dégager du cash. L'hôtellerie est, comme l'ensemble des activités touristiques, contrainte par le conjoncturel.

Quels seraitent le contenu et les supports d'une communication corporate et financière qui pourraient vous sembler fournir des informations crédibles favorisant la connaissance du capital immatériel du secteur hôtelier ?
Les éléments existent déjà. Les rapports d'activité sont un festival d'informations. J'ai l'impression que beaucoup de discours masquent un fait historique majeur, déjà souligné. La peur de ce basculement vers un monde et des logiques orientales. L'une des seules valeurs qui peut demeurer une force pour la France est le capital humain largement sous-estimé jusqu'à présent. C'est, je crois, l'un des défis majeurs à relever. Ce qui signifie une volonté des entreprises, mais également des pouvoirs publics (Etat et collectivités) et des organismes de formation, dont beaucoup aiment se gargariser de mots et d'acronymes mais oublient la valorisation des compétences techniques et humaines. Vaste chantier !

Tribune Sciences Po de l'économie de l'immatériel,