Interview de Marc Le Borgne : Senior Director, Real Estate Finance, The Royal Bank of Scotland

Marc Le Borgne

Senior Director, Real Estate Finance, The Royal Bank of Scotland

L'immatériel dans l'hôtellerie, c'est la capacité à fournir une expérience quasiment rituelle

Publié le 15 Juillet 2010

Que recouvre la notion de patrimoine immatériel dans l'hôtellerie ? Quels actifs immatériels identifiez-vous comme étant les plus importants ?
Il me semble que l'expérience utilisateur est l'immatériel le plus important. Préalablement à l'expérience matérielle, l'hôtelier doit avoir construit dans la psyché de son client une image fantasmée de cet hôtel. Pour créer l'attente, la publicité et la communication sont primordiales. Quelques images doivent être choisies, quelques symboles forts doivent ressortir. Si l'on prend l'exemple du Ritz, les quatre coupoles blanches constituent un signe reconnu dans le monde entier. Elles sont l'image de quelque chose d'unique. Elles reflètent un sentiment d'exception, d'élitisme qui habite le client qui s'approche de l'hôtel. L'hôtelier peut donc, via sa notoriété, influer sur la préparation mentale de la personne.

Par la suite, l'accueil, le langage adopté et la culture de la personne qui accueille le client sont également des actifs immatériels. La première personne qui représente physiquement l'hôtel a beaucoup d'importance, elle doit raconter une histoire compatible avec l'image que l'on a construite. Le personnel contribue beaucoup à la notoriété de l'hôtel et une attention toute particulière doit être portée au coaching dans les hôtels de luxe. Des fiches doivent être établies sur chaque client, le personnel doit tous les connaître et les reconnaître. Ce sentiment de reconnaissance personnelle, d'exception doit faire partie de l'expérience utilisateur des palaces, au même titre que l'aspect presque religieux du rituel.

Dans des palaces où l'histoire, la tradition du rituel est un actif immatériel, quelle place est laissée à l'innovation ?
Pour se démarquer des autres, il faut construire son propre rituel, son propre environnement mythologique. C'est là que la créativité doit se nicher. Dans ce cadre-là, le lieu a de l'importance. Un palace peut innover en ritualisant d'une manière qui lui est propre l'accueil des voitures (l'arrivée sur la place Vendôme pour le Ritz) ou le service d'accompagnement aux chambres.
Dans les hôtels plus grand public, les clients apprécient les auvents placés à l'entrée. Cela les ramène à un imaginaire luxe qu'ils ont vu dans les films et sur lequel ils ont fantasmé. Ce genre d'innovation permet de raccrocher à peu de frais une légende construite par d'autres.

Dans le moyen de gamme, la franchise permet de confiner l'immatériel dans la marque, dans le savoir-faire du franchiseur qui forme le personnel à son rituel. Le principe de la chaîne est de standardiser le rituel et de le transporter d'un hôtel à l'autre.

L'immatériel dans l'économique, c'est l'immatériel de marque. On peut cependant offrir autre chose que le prix. L'important est de connaître sa clientèle. Il faut savoir faire des clins d'œil, travailler sur l'humour. L'hôtelier économique connaît les fantasmes de sa clientèle, il ne prétend pas les assouvir à 35 euros la nuit, mais il peut montrer qu'il les connaît. Un hôtel économique n'a pas les moyens de créer quelque chose d'aussi religieux que dans un palace, mais il peut jouer sur la connivence, l'humour. Dans tous les cas, il faut connaître intimement ses clients.

Les groupes hôteliers ont-ils pris conscience de l'importance de l'immatériel ?
Ils en ont pris conscience. Encore faut-il que les penseurs au sein des groupes soient entendus. Quand l'hôtellerie devient une industrie, le risque est que le dirigeant se mette à penser seul la stratégie immatérielle du groupe. Ce risque d'isolement s'applique d'ailleurs à la fonction managériale dans son ensemble (lire les ouvrages de Manfred Kets de Vries à ce sujet : «the Neurotic Organization», «Unstable at the top»).

La stratégie de sortie des murs signifie t-elle une prise en compte croissante de l'immatériel ?
Je pense que c'est une fausse piste dans la mesure où les hôteliers conservent la maîtrise des murs via des contrats de location de longue durée. Ils se sont entourés de clauses contractuelles qui leur garantissent l'exploitation de l'hôtel sur le long terme, voire indéfiniment. La sortie des murs ne veut pas dire que l'on dématérialise l'expérience hôtelière, cela reste avant tout une stratégie de présentation du bilan et au mieux d'optimisation financière et fiscale.

Peut-on évaluer l'impact de l'immatériel sur la performance d'un groupe ou d'un hôtel ? Quelle valorisation peut-on faire des actifs immatériels d'un point de vue comptable ?
Le franchiseur facture des royalties, environ 3% du CA, 10% du RBE. La franchise ne capture pourtant pas tout l'immatériel. Elle n'est pas une garantie de la valeur immatérielle d'un hôtel, elle peut même avoir un effet réducteur ou contraignant. Par exemple, tel hôtel dont les chambres ne font que 25m² au lieu des 28m² imposés par la chaîne ne pourra pas bénéficier de la marque «haut de gamme» de ladite chaîne. Le propriétaire de cet hôtel ne peut donc pas accéder à l'immatériel lié à cette marque uniquement pour quelques mètres carrés, quand bien même la clientèle eût été dans la cible.

Le chiffrage de l'immatériel est un exercice périlleux. A taille égale de chambre, entre un palace et un 4 étoiles luxe, il y peut exister un grand écart de valeur, environ 500 000 euros par chambre. C'est ainsi que l'on pourrait chiffrer l'immatériel dans les palaces. Faire la différence de prix à la chambre entre un bel hôtel et le même hôtel avec un supplément d'âme est une autre façon de calculer l'immatériel. Il est cependant difficile de trouver des comparables pour effectuer ces calculs.

Une autre façon un peu particulière d'aborder l'immatériel, c'est de constater l'écart paradoxal entre le prix de revient et la valeur d'un palace. Prenons un exemple : si un palace un peu défraîchi trouvait preneur à 1,5 M€ la chambre et qu'il faille faire des travaux pour 0,7 M€, le prix de revient s'élèverait ainsi à 2,2 M€ la chambre. Si le repreneur veut revendre l'hôtel immédiatement après travaux, l'expérience montre que le prix de revente sera proche du prix d'origine de 1,5 M€. Dans un certaine mesure, cela signifie que l'immatériel existait avant même d'avoir été réalisé et était compris dans le prix d'origine de 1,5 M€, un peu comme si l'immatériel se refusait à toute forme d'évaluation ou plutôt à toute tentative de monétisation en capital. On pourrait y voir une preuve que l'immatériel, cette «capacité à fournir une expérience», ne se vend pas ; il ne se révèle et ne devient rentable que très progressivement, confirmant cet aphorisme connu : «Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui».

Tribune Sciences Po de l'économie de l'immatériel,