Interview de Christian  Walter : Professeur associé de finance à l'IAE (Institut d'Administration des Entreprises) de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Christian Walter

Professeur associé de finance à l'IAE (Institut d'Administration des Entreprises) de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Banques : les régulateurs et le marché pourraient bien créer l'accident que l'on veut éviter

Publié le 18 Novembre 2011

Selon vous les régulateurs et le marché ont tort de se concentrer sur l’augmentation des fonds propres pour renforcer la solidité des banques ?
Il y a deux manières de comprendre en économie et en finance l’incertitude et de se protéger en conséquence contre les évènements incertains. Soit on considère que les aléas de l’économie sont réguliers, homogènes, facilement calculables donc maitrisables. C’est ce que l’on désigne par le terme de représentation brownienne. Soit on considère qu’ils sont irréguliers, hétérogènes, moins facilement calculables : c’est une représentation non brownienne.

De quelle manière ces aléas sont-ils calculables ?
Les calculs sont faits à partir d’une extrapolation des aléas réguliers. Les grandes valeurs tombent du ciel.

Selon vous la démarche des régulateurs est donc erronée ?

Dans cette première conception de l’incertitude, la démarche des régulateurs est d’attendre passivement que la vague arrive et lorsqu’elle arrive, ils vérifient qu’il y a assez de fonds propres pour la contenir.
Un peu comme le maire d’une commune qui a un port. Il décide de construire une digue pour protéger les bateaux contre les vagues. Il doit prend en compte dans les critères de construction la taille des vagues annuelles, décennales, centennales. S’il décide de ne retenir que les vagues annuelles et décennales et que, pendant son mandat, se produit une vague centennale, la digue saute. Dans cette image, les vagues (les aléas) sont exogènes.

Il faut une autre vision de cette étude des aléas...
Oui. C’est la seconde conception de l’incertitude dans laquelle est admis le fait qu’à tout instant il y a des sources de fragilité, des microfissures produites par l’action des acteurs, un peu comme lors de tremblements de terre. Ainsi, pour reprendre l’image de la vague, dans cette seconde conception, il n’est pas envisagé que la vague tombe du ciel comme un raz de marée heurtant les banques de plein fouet. Les aléas sont aussi endogènes.

L’enjeu est de gérer ces risques au fil du temps…
Mais aujourd’hui, les modèles économétriques ont retiré la prise en compte du temps du fait du modèle standard en économie qu’est la synthèse néoclassique. Les aléas y sont toujours réguliers, continuisables.
A l’inverse dans une conception discontinue des aléas, les décisions des professionnels auront un effet et pourront aboutir à des macro-cassures.

Si l’on devait contextualiser votre conception à l’heure actuelle, dans un environnement caractérisé par la crise de la dette souveraine ?

La question qui se pose est celle de savoir pourquoi pendant 20 ans, les dettes ont augmenté à un niveau exorbitant sans que personne ne fasse rien ? Dans la conception dépourvue de temporalité, les représentations financières établies donnent l’illusion aux banques et aux régulateurs que tous les risques sont annulables.

La crise que nous connaissons n’est pas seulement une crise de la dette. C’est aussi une crise des représentations, une crise de la connaissance ?

Ces représentations du risque remontent au XIX siècle. Elles sont fondées sur les conceptions d’Adolphe Quételet qui assimile incertitude et erreur. Les repères dans lesquels s’inscrivent les représentations des régulateurs ne sont plus d’actualité.

Que préconisez-vous ? Par quoi doit-on accompagner le renforcement des fonds propres pour mieux réguler les banques ?
Il faut que la gestion des risques des banques s’inscrive dans une autre représentation. En d’autres termes, il faut changer les modèles de gestion des risques, qui influencent les procédures, les calculs. Si on le fait, on s’apercevra que l’on aura besoin de moins de fonds propres.
On a tort d’exiger de la part des établissements bancaires européens un ratio de 9% aux d’ici juin 2012.
Ce ratio résulte, à mon sens, d’une représentation faussée qu’il est nécessaire de mettre en débat. Une autre représentation pourrait déboucher sur un autre ratio, moindre.

Quels sont les autres pare-feu à installer pour les banques pour éviter tout dérapage ?
Un système différent de gestion des risques. Les banques ont par exemple des positions sur les marchés dérivés. Le paradigme utilisé est celui de la couverture en risque neutre tirée de l’école américaine du risque. Ce paradigme est dangereux parce qu’il est faux. Il amène à prendre des positions trop élevées et donc des ratios trop importants.

Par quel autre paradigme faudrait-il le changer ?
Depuis 15 ans, des modèles concurrents ont été développés. Il n’y a pas « un » autre modèle qui serait le « bon » modèle dans l’absolu. Il faut comparer les modèles entre eux pour ensuite déterminer le plus pertinent. Du moment qu’on retire le virus brownien du système, tout modèle est admissible.

Au-delà des dérivés, dans quels autres segments d’activité des banques, les paradigmes mériteraient t-il d’évoluer ?

La gestion de l’épargne des particuliers et les évaluations financières.
A ce jour, on admet une tripartition de décision dans le processus de gestion des portefeuilles : une allocation stratégique d’actifs, une allocation tactique par secteurs industriels, et un choix de titres. Cette tripartition dépend d’une représentation. Elle est très liée à l’idée de diversification maximale. Si on la change, on s’apercevrait qu’on a plutôt intérêt en période de crise non à diversifier son investissement mais à le concentrer.
Pour ce qui est des évaluations financières, il parait opportun de se demander ce que vaut une dette, un emprunt, une action. L’évaluation repose aujourd’hui sur des flux que l’on actualise avec des taux particuliers. Ces taux supposent des arbitrages sur les marchés. Ces arbitrages sous tendent une validité de la notion financière de réplique (marché complet arbitré). C’est un paradigme qui peut être questionné.

Avez-vous essayé d’opérer un recensement de toutes les représentations à faire évoluer ?

J’ai publié en 2009 un livre intitulé « Le virus B. Crise financière et mathématiques » dans lequel était montré que la pensée professionnelle financière avait été contaminée par de mauvaises représentations, que j’ai appelées « virus brownien » (virus B). A la suite de ce livre, une liste des différentes strates de l’activité des banques affectées par ces mauvaises représentations a été établie.

Voyez-vous un changement de mentalités chez les acteurs liée à une remise en cause des représentations existantes ?

Avec un groupe d’universitaires de différentes disciplines, rendant compte d’un colloque scientifique tenu en 2009 sur la refondation des normes de la finance, nous avons été auditionnés au Parlement européen en 2010, par la commission CRIS. Des recommandations sont passées dans le rapport de cette commission.

Qu’en dit le lobbying bancaire ? On peut supposer que c’est leur intérêt de devoir renforcer leurs fonds propres dans une moindre mesure?

Même si certaines banques verraient un intérêt à changer de représentation, elles sont alimentées en termes de modèles de risques par des chaires ou des laboratoires universitaires. Les principaux laboratoires universitaires sont dans le courant de l’école américaine du risque. C’est ainsi cette école qui influence surtout les contrôles des risques des banques, y compris européennes, et les régulateurs, y compris français.

Qu’est ce qui pourrait faire évoluer les choses ?

Cela revient à se demander qu’est ce qui fait qu’une idée nait, vit, meurt ? Il faudrait une psychanalyse pour faire sortir l’arrière monde ou l’arrière plan des idées…

Quels échos avez-vous de ce changement de paradigme lorsque vous essayez d’en parler aux acteurs ?
Cela dépend. Certains voient très bien le problème, d’autres non. Le contraste n’est pas lié au diplôme, à la position hiérarchique...

Ce n’est pas en renforçant les fonds propres qu’on limite le risque systémique au niveau d’une banque ?
Ce n’est pas en élevant le ratio à 9% pour 2012 que le danger est écarté. Nous pourrions même aller jusqu’à dire que le renforcement à ce niveau pourrait accentuer les risques. On pourrait créer l’accident que l’on veut éviter. Quand on veut réduire la volatilité des marchés, par des mesures réglementaires qui ne sont pas bonnes, on augmente le risque de krach. On peut imaginer un sac en plastique avec de l’eau. Si l’on comprime le sac d’un côté, l’eau passe de l’autre. A la fin, tout explose.
Les régulateurs n’ont en tête que la volatilité dans leur représentation des risques, une façon lisse de se représenter le risque. Ils ne voient pas l’autre dimension du risque, la rugosité.

Il y a lieu de remettre en cause les stress tests qui ont été effectués ?

Les stress tests ont défini des chocs supposant qu’il y a indépendance entre la gestion de la banque et l’accident qui va se produire. Or il n’y a pas indépendance. Il y a interdépendance entre les décisions de gestion des professionnels et la catastrophe.



Propos recueillis par Imen Hazgui