Interview de Michel Aglietta : Professeur de sciences économiques à l'Université de Paris-X Nanterre et membre du Conseil d'analyse économique.

Michel Aglietta

Professeur de sciences économiques à l'Université de Paris-X Nanterre et membre du Conseil d'analyse économique.

Les banques doivent être mises dans le lot commun de la menace de la faillite

Publié le 31 Janvier 2012

Un des principaux enjeux de régulation identifiés à ce jour réside dans la fragmentation des marchés financiers, une conséquence notamment due à la mise en application de la directive MIF entrée en vigueur en novembre 2007, et actuellement en cours de révision. Diriez-vous dans un premier temps eu égard à cet état des lieux que cette directive européenne a abouti à un échec ?
C’est un constat qui fait consensus.

L’enjeu de la révision de la directive réside dans le renforcement de la transparence. Pour y parvenir, la Commission européenne propose de créer une nouvelle catégorie d’infrastructures, les OTF (Organized trading facilities), des plateformes intermédiaires entre les marchés organisés et les systèmes opaques gérés par les banques d'investissement et destinées à rapatrier les transactions qui se font hors marchés. Qu’en pensez-vous ?

Cela pourrait aller dans le sens d’une transparence renforcée. Le risque existe cependant que ces OTF qui sont des places moins contrôlées capturent la négociation de titres sur les places très organisées et plus sécurisées.

Au-delà du manque de transparence, une autre dérive découlant de la fragmentation des marchés financiers a résidé dans le développement du trading algorithmique...

Selon moi, le trading à haute fréquence ne présente aucune utilité sociale. Il crée des opportunités d'arbitrage artificielles car uniquement provoquées par la fragmentation créée par les banques d'investissement pour gonfler leurs commissions.
La seule manière a priori de réguler cette pratique serait d’instaurer une taxe. C’est une disposition de bon sens : lorsque vous avez un certain nombre de transactions dont les avantages sont douteux ou inexistants pour l'économie, la meilleure façon de dissuader les opérateurs de s’atteler à ces échanges est de les rendre moins rentables.
Comme le trading à haute fréquence a des marges unitaires très faibles, l’intérêt pour les opérateurs est de mettre en jeu un volume énorme de transactions pour dégager un profit confortable. Une taxe peut être une dissuasion efficace même si sont taux est faible.

Cette taxe vous semble-t-elle concrétisable ?
Nous entrons dans la problématique de la taxe sur les transactions financières qui se confronte à une certaine réticence des politiques. Il y a cependant une pression forte de l’opinion publique pour que la finance soit mieux contrôlée et qu’elle ne dégage pas des profits indus. Evidemment elle n'aurait guère de sens dans un seul pays.

Pensez-vous qu’il faudrait que se matérialisent des dégâts pour pousser les politiques à réagir ?
Il y a eu en mai 2010, aux Etats-Unis, un rallye baissier des bourses considérable à cause du trading à haute fréquence. Nous pourrions tout à fait rencontrer à l’avenir des situations dans lesquelles une perturbation financière gigantesque se produirait en raison d’un disfonctionnement d’un système automatique de trading. Un tel phénomène touchant des ETF synthétiques (Exchange traded Funds) à levier pourrait faire de gros dégâts.

Un autre enjeu de la régulation souvent mis en exergue concerne l’essor du shadow banking. Quels commentaires cela vous inspire-t-il ?
Le shadow banking fait partie des intermédiaires financiers capables de déclencher une crise systémique ou de contribuer à la propager, comme cela s'est accompli dans la crise du crédit structuré, dite des "subprimes". Ce sont en effet des entités peu ou pas capitalisées qui sont très sensibles à un assèchement de la liquidité des marchés monétaires. Le shadow banking (hedge funds, conduits, SIV) a des relations de contreparties avec les banques d'affaire internationales et crée donc un risque systémique par le biais de l’interconnexion des acteurs. Ces banques sont en cela des entités systématiquement importantes. N'oublions pas que Bear Stearns a été coulée par deux de ses hedge funds.

Une manière de régler le problème serait de procéder à une séparation étanche banque de détail-banque d’investissement à l’instar de ce que prévoit la réglementation britannique ?
Cette séparation peut être intéressante. Il faut alors que la partie banque d’investissement qui ne sera plus subventionnée par la banque commerciale soit spécifiquement régulée, et donc qu'on lui impose des contraintes en capital très strictes à l'encontre de ce qui a été fait jusqu'ici.

De quelle manière ?
Il faut que le levier soit réduit. Ces banques d’investissement doivent se doter de capital à l’instar des banques commerciales. Dans le cadre de la régulation macro prudentielle, elles doivent être supervisées pour que ces ratios de capital soient respectés. Les régulateurs comme l’AMF ou l’Esma devront être attentifs au degré de capitalisation des entités composant le shadow banking et donc à l’importance du levier.

De manière à encadrer le segment des produits dérivés, une réglementation sur les infrastructures de marché, le règlement Emir est en cours d’élaboration. La réglementation prévoit le recours aux chambres de compensation pour augmenter la transparence dans les transactions faites sur ces produits dérivés. Cependant certains n’hésitent pas à mettre en cause la capacité de ces chambres à jouer mener à bien leur activité de compensation sur ces produits qui représentent environ 600 000 milliards de dollars ?
Il faut faire attention avec ce chiffre avancé par la Banque des règlements internationaux. Pour l’essentiel ce montant découle d’un gonflement énorme de doubles comptes. Le même crédit est transféré un grand nombre de fois dans des chaines de produits dérivés.
Si l’on est en mesure de mettre en place ces chambres de compensation centrales, cela fera maigrir de manière drastique ce montant agrégé par la compensation multilatérale et permettra de rendre visible les risques existants.

Ces chambres auraient donc les moyens d’encadrer les transactions de produits dérivés ?
Ayant un statut bancaire, ces chambre entreront dans le cadre de Bâle 3, et devront respecter les ratios de capital réglementaire et toutes les autres contraintes élaborées dans Bâle 3. Elles auront immédiatement accès à la liquidité de la banque centrale en cas de difficultés. C’est cette connexion au prêteur en dernier ressort qui leur permettra de garantir leur bon fonctionnement.

Le risque systémique ne sera pas éliminé pour autant?

Non, dans la mesure où la chambre peut être dominée par des évènements qui résultent d’innovations qui n’ont pas été maitrisées. C'est bien pourquoi elles devront bénéficier de la protection du prêteur en dernier ressort qui est là pour étouffer la crise systémique lorsqu'elle a éclaté.

En parlant d’innovation, selon vous, l’innovation financière devrait être soumise à des tests préalables sur la dangerosité des produits ?

L’innovation en finance pose un problème de sécurité en raison du risque systémique qu’elle enferme. Nous pouvons comparer l’innovation dans la finance à l’innovation dans la santé où les effets systémiques peuvent être dangereux. On ne met jamais une molécule sur un marché tant qu’elle n’a pas été testée. En finance on fait comme si toute innovation était bonne à prendre; ce qui n'est pas vrai. il faudrait donc que les agences de régulation puissent avoir les moyens d'engager des experts aussi compétents que ceux qui créent les nouveaux produits financiers pour les soumettre a priori à des simulations dans des conditions extrêmes de manière à tester leur robustesse.
Si l’on avait fait des tests des CDO sur les subprimes dans le cas où le prix du marché immobilier baissait de 30% on aurait constaté la grande corrélation entre les crédits composant les tranches de crédits titrisés et donc la vulnérabilité des tranches senior au risque systémique.

Quel regard portez-vous sur la problématique des agences de notation ?
Dans le cas du risque systémique il y a une imbrication inextricable du risque de crédit et du risque de liquidité. Les agences ont pour rôle d’essayer d’extraire le risque de crédit et de noter en fonction la capacité intrinsèque des emprunteurs à gérer ce risque. Elles savent le faire scientifiquement pour les entreprises parce qu’elles ont une base statistique avec des éléments suffisamment importants pour noter à travers le cycle, la capacité intrinsèque de l’entreprise de maitriser sa situation financière. Jamais une agence ne dégradera une entreprise uniquement parce qu’il y a une récession. Or pendant les phases de récession, les profits baissent, il peut y avoir des pertes. Cependant, la capacité intrinsèque de l’entreprise n’est pas forcément pour autant remise en cause.

Dans le cas des Etats souverains les agences n'ont pas la méthode ni les moyens de séparer risque de liquidité et risque de crédit. Seule la coopération des banques centrales et des régulateurs bancaires pourraient le faire en élaborant des tests de stress macroéconomiques avant que la crise se déclenche. Dans le cadre des taux d’intérêt et des prix des CDS nous avons un mélange de l’inquiétude des marchés à l’égard de la capacité générale de gérer la zone euro qui n’a rien à voir avec la soutenabilité à long terme des dettes publiques. Il en résulte des équilibres multiples du fait de la réflexivité des marchés sur l'économie. En l'espèce une angoisse de marché par mimétisme peut porter les taux d'intérêt à des niveaux qui rendent une dette publique insoutenable alors que les fondamentaux de cette économie n'ont pas été modifiés.
Au prix des CDS actuels l’Italie aurait 30% de chances d être en faillite, ce qui est aberrant.
Les fondamentaux de l’Italie sont restés stables pendant 30 ans. Personne n’a alors pensé que même si la dette était élevée, elle était insoutenable.
Puis soudain, cette dette est devenue une préoccupation. La perception quant à la capacité de l’Italie à gérer ses finances publiques s’est dégradée à partir d'août 2011 lorsque les mutual funds américains ont vendu des obligations de plusieurs Etats européens pour récupérer de la liquidité face aux tensions sur le marché US. Cela n'a évidemment rien à voir avec la soutenabilité des dettes publiques, mais c'est rentré dans les argumentations des agences!

Il y a une corrélation forte entre les dégradations des notes mises par les agences et la variation du prix des CDS, puis de celles-ci et de celles des taux obligataires dans les périodes de stress de marché...
L’obsession de la note fait perdre aux investisseurs leur libre arbitre. Mais la cause première est la responsabilité des gouvernements et des régulateurs financiers qui ont mis les agences au coeur de la régulation financière, c'est-à-dire à une place qui n’est pas la leur.
Les investisseurs ont abandonné leur responsabilité propre dans l'évaluation du risque pour s'en remettre aux agences. La diversité de l’évaluation du risque a été effacée et remplacée par un mimétisme généralisé.
Il y a lieu de banaliser les agences pour qu’elles puissent donner une opinion comme une autre que l’on peut utiliser ou pas. Le régulateur doit extraire ces agences de la régulation pour en faire des organismes privés quelconque.

Les normes comptables sont à remettre en cause ?

L’idée que le prix spot du marché puisse être considéré comme une juste valeur devrait être considéré comme une plaisanterie, surtout après les bulles financières et immobilières à répartition que l'on a connues. Or ’IASB continue de l’affirmer.
A l’égard des compagnies d’assurance et fonds de pension, l’actif et le passif sont tous deux soumis à la valeur de marché. Ainsi toutes les fluctuations de marché sont incorporées dans les comptes d’exploitation et les comptes des profits et des pertes. Pour les compagnies d'assurance surtout le couplage des normes IFRS et de la directive Solvabilité 2 est la manière la plus sûre de les détourner de l'investissement à long terme.
En conséquence, ces acteurs vont jouer la prudence et ne plus détenir que des actifs sûrs.

Il faut sortir du too systémique to fail ?

Les banques doivent être mises dans le lot commun de la menace de la faillite. Le capitalisme ne peut pas correctement fonctionner si un secteur s’affranchit de la contrainte de la faillite. Le secteur immunisé acquiert un pouvoir de capture des autorités publiques pour extraire une rente sur l'économie. Il aura tendance à développer un lobbying avec des moyens lui permettant d’influencer de manière rédhibitoire la régulation. Cela interdit le fonctionnement efficace de l'économie de marchés et met en cause la démocratie elle-même.
Une des manières de faire est de forcer les banques à simplifier leurs structures et à annoncer aux régulateurs les engagements de contreparties qu'elles nouent de manière à pouvoir démembrer une banque insolvable de manière ordonnée en l'espace d'un week-end. Cette faillite ordonnée suppose la connaissance de l’état des transactions dans l’ensemble des marchés.

Propos recueillis par Imen Hazgui