Interview de Etienne  Gorgeon : Directeur des investissements fonds ouverts et mandats chez Tikehau Investment Management

Etienne Gorgeon

Directeur des investissements fonds ouverts et mandats chez Tikehau Investment Management

La réaction récente des marchés financiers nous semble trop brutale

Publié le 28 Juin 2013

Quel regard portez-vous actuellement sur l’évolution des marchés financiers ?
Nous avons une lecture prudente des marchés.

La réaction au discours tenu par le gouverneur de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke, la semaine dernière nous semble trop brutale.
Une correction a été observée de manière indiscriminée sur l’ensemble des grandes classes d’actifs : taux, actions, matières premières… Les marchés financiers ont vécu depuis 3 ans sous anesthésie de liquidités. A chaque fois que la Réserve Fédérale retire de la liquidité, les marchés financiers connaissent un épisode de volatilité. Cette réaction des marchés ne doit pas surprendre. C’est la 3ème fois depuis 2010, que les marchés connaissent un regain de volatilité et un écartement des spreads de crédit suite à un retrait de liquidité de la Banque centrale américaine.

Une question majeure qui se pose est celle de savoir pourquoi M Bernanke a tenu de tels propos la semaine dernière ?
Nous pensons qu’il y a deux raisons majeures pour lesquels Ben Bernanke a évoqué l’éventualité d’une diminution du programme de rachat d’actifs sur le marché. En premier lieu, les signes allant dans le sens d’une amélioration de la conjoncture économique se multiplient. En particulier une tendance haussière sur le marché de l’emploi se confirme. Le taux de chômage se rapproche doucement mais surement vers la cible de la Fed de 6,5%.
Cependant, des zones d’ombre demeurent et conduisent à penser que l’économie américaine n’est pas suffisamment solide pour se tenir seule sur ses deux jambes. La progression du PIB est encore faible. Le département du Commerce des Etats-Unis a été amené mercredi à réviser à la baisse son évaluation pour le premier trimestre de 2,4% à 1,8%. L’inflation est quasi inexistante. Elle se situe bien en dessous du nouvel objectif de 2.5% de la Banque centrale, à 1,1%. L’indice ISM qui rend compte du dynamisme du secteur manufacturier est encore mou et avoisine les 50.

Ces éléments laissent penser qu’une autre motivation se cache derrière la volonté de la Fed de durcir sa politique monétaire. Elle est lié au fait que les externalités négatives, autrement dit les effets indésirables de la politique d’assouplissement quantitatifs sont en train de s’avérer plus importants que les répercussions positives. Avec les trois quantitatives easing, le bilan de la Fed s’est accru de 2700 milliards de dollars. Parallèlement, le PIB s’est élevé de 190 milliards de dollars.

En revanche, le levier sur les marchés financiers a considérablement augmenté. Selon Nyse Euronext le niveau de la « debt margin » est présentement supérieur à celui de 2007. La production de CLO s’est fortement développée. Des exagérations significatives sont apparues dans certains segments de crédit. Les actions se sont inscrites dans un rallye haussier indifféremment de la nature négative ou positive de certaines nouvelles sur le marché.
La Fed souhaite ainsi résorber les excès et éviter la réitération d’un scénario similaire à celui qui a entrainé la crise de 2007-2008.
L’explication a été clairement énoncée par le gouverneur de la Banque centrale du Kansas, Esther George.

La normalisation de la politique envisagée par la Fed, si elle parait logique, est cependant très délicate…

L’économie américaine tient grâce à l’injection abondante de liquidité et à l’effet richesse créé en conséquence. Si l’on compare la reprise de l’économie américaine depuis juin 2009 par rapport aux autres reprises dans le passé, on s’aperçoit qu’il s’agit de la plus faible reprise jamais enregistrée. Cela est du en grande partie au surplus de dette amassé dans le système et au choc financier qui a mis à mal le secteur bancaire. En 2013, le taux de croissance est attendu à 2,5% par la Fed et à 2% par le consensus, ce qui n’est pas beaucoup.
Si la Banque centrale venait à limiter ses injections de liquidité, l’économie pourrait en souffrir. Les réactions sur le marché des actions pourraient être violentes. Après la fin du QE1 en 2010, le S&P avait perdu 16% de sa valeur entre avril et juillet. A la suite de l’interruption du QE2 en 2012, le benchmark a chuté de 13% entre juin et octobre. Le contre coup pourrait être plus sévère cette fois ci s’il s’accompagne d’un choc obligataire violent. Le taux à dix ans américain est déjà fortement au-dessus de sa valeur d’équilibre que l’on estime entre 2 et 2.5%. Ce taux est à 2,49% aujourd’hui, et a atteint un pic de 2,66% il y a quelques jours.

A quelle suite des évènements vous attendez-vous concrètement en conséquence ?
La Fed devrait amorcer la baisse de son programme de rachat entre l’automne et la fin de l’année sauf dégradation supplémentaire de l’économie, ce qui ne constitue pas notre scénario central.
Cette hypothèse est basée sur le fait que la Fed s’est exprimée à plusieurs reprises sur le sujet, laissant sous-entendre qu’elle prépare le terrain. De plus, ces quatre dernières années, la croissance s’est montrée plus vigoureuse au deuxième semestre. Nous pensons que cela sera de nouveau le cas cette année.
Un autre argument peut être avancé à l’appui de cette idée. En raison de l’augmentation des impôts dans le pays et des coupes budgétaires, le déficit fédéral va se réduire. Un moindre volume d’émission de titres obligataires par le Trésor américain est escompté. Or si la Fed ne modifie pas la taille de son programme de rachat de titres, elle sera amenée à devoir couvrir deux fois le montant net des émissions d’obligations d’Etat. La proportion d’instruments acquis par la seule Banque centrale serait stratosphérique et pourrait déboucher sur des distorsions majeures sur le le marché des treasuries.

Un autre facteur est cité pour défendre la supposition selon laquelle la Fed agira avant la fin de l’année. C’est celle du départ de Ben Bernanke en janvier. Celui-ci n’aura alors pas à cœur de laisser son successeur amorcer le changement de politique ?
Cette considération peut être prise en compte mais elle n’a pas un poids majeur à notre avis. La Fed est une institution très crédible qui sait gérer les problèmes de succession. La vice-présidente (Janet Yellen) de la Banque centrale est d’ores et déjà pressentie pour prendre la place de Ben Bernanke.

Mis à part la conjoncture économique en Europe et aux Etats-Unis et le changement de politique monétaire de la Fed, quels sont les autres points de vulnérabilité que vous surveillez en particulier sur les marchés ?
Nous surveillons la situation en Chine et au Japon. Le boom du crédit au sein de la deuxième puissance mondiale nous parait préoccupant. Il n’est pas anodin d’entendre la responsable sur la Chine de la société Fitch, elle-même chinoise, dire qu’elle est inquiète à propos des excès de crédits octroyés. De nombreux prêts consentis servent à refinancer de la dette plutôt qu’à financer l’économie réelle. C’est ce qui en partie explique l’essoufflement de la croissance. On doit être vigilant au risque de revivre un scénario similaire a celui des subprimes aux US de 2007 . Il y a un risque de voir un spillover se dérouler. Une hausse des créances douteuses pourrait paralyser le marché interbancaire, conduire à une fermeture du robinet de crédit et à une certaine asphyxie de la croissance. Si tel était le cas, cela aura inévitablement des répercussions ailleurs dans le monde, en particulier dans les pays producteurs de matières premières comme l’Australie qui connait une certaine surchauffe.

Au Japon, la politique menée par le premier ministre Shinzo Abe est en quelque sorte la politique de la dernière chance. La dette ne cesse de s’aggraver alors que les revenus sont de plus en plus faibles. Pour le moment, la menace n’est pas importante car la dette du Japon est en grande partie détenue par les investisseurs domestiques. Il n’est pas exclu cependant que les choses se gâtent si ces mêmes investisseurs finissent par ne plus avoir confiance dans la capacité du Trésor à rembourser.

Qu’en est-il de votre vision sur la zone euro ?
La zone euro ne constitue plus une source de crainte significative. La conjoncture semble doucement se raffermir après une convalescence sévère. Les indices PMI se rapprochent lentement vers la zone d’expansion. La situation en Espagne est plus favorable. Les exportations ont fortement augmenté et les déséquilibres structurels se sont atténués.
La gouvernance européenne avance lentement mais dans le bon sens.
Le principal risque que nous entrevoyons est celui d’une exacerbation des tensions sociales qui conduirait à la multiplication de votes contestataires, et à la mise en pouvoir de responsables politiques extrémistes. Cependant, ce risque est davantage de moyen terme.

En quoi consiste votre allocation d’actifs du moment ?
Nous mettons l’accent sur les obligations d’entreprises européennes à haut rendement. Nous pensons que la toile de fond macroéconomique s’est stabilisée. Nous ne nous attendons pas à une détérioration supplémentaire.
Aussi, le couple rendement-risque nous semble très avantageux. Le défaut implicite pricé par le marché sur le segment du crossover, sur cinq ans cumulé, est de 33%, ce qui est très élevé. Le taux de défaut attendu cette année est un peu inférieur à 3%. En outre la volatilité ne devrait pas être exacerbée.
Nous sommes alors exposés aux sociétés affichant un bilan solide, proposant un taux actuariel peu sensible aux taux. Nous avons une préférence pour les sociétés françaises comme Loxane ou Odigeo au détriment des sociétés des pays périphériques.

Nous avons pas mal d’obligations subordonnées financières.

Les mouvements dus aux changements de politique monétaire n’étant pas terminés, nous avons du cash à hauteur de 15% à 20% dans nos fonds pour nous donner la possibilité de nous repositionner sur les points qui nous sembleront les plus intéressants.

Qu’en est-il des actions des pays développés ?
Même si elle ne devrait pas se détériorer la croissance ne nous semble pas suffisamment solide de part et d’autre de l’Atlantique. Le retour aux fondamentaux sur fond d’une réduction des injections de liquidité par la Fed ne plaide pas vraiment en faveur des actions.

La contraction de la prime de risque ?

Cette prime dépend beaucoup des perspectives économiques. Un facteur qui pourrait éventuellement aider les actions à poursuivre leur élan est celui d’un retour de flux. Beaucoup d’investisseurs institutionnels, banques, assurances, fonds de pension sont encore largement sous investis.

Vous êtes plutôt méfiants à l’égard des actifs émergents ?
Ces actifs ont bénéficié d’une surliquidité abondante ces dernières années. Un phénomène de retrait des investisseurs est observé. C’est qui explique principalement notre extrême prudence.
Des opportunités sont néanmoins envisageables dans la dette des entreprises émergentes.

Propos recueillis par Imen Hazgui