Interview de Stephan Vicent-Lancrin : Analyste principal à la Direction de l'éducation et des compétences de l'OCDE

Stephan Vicent-Lancrin

Analyste principal à la Direction de l'éducation et des compétences de l'OCDE

Une croissance durable s'appuie sur une main d'oeuvre qualifiée et innovante

Publié le 05 Mai 2014

Qu’entend-on par « capital humain » ?
« Le capital humain représente les ressources humaines d’un pays ou d’une entreprise. La notion a été conçue pour souligner que le capitalisme ou les économies de marché ne reposent pas seulement sur le capital financier et l’appareil de production, mais aussi sur la qualité et l’efficacité de la main d’œuvre, de tous ceux qui actionnent l’appareil productif. Cette évolution a permis de donner une place plus importante dans la pensée et la vie économiques aux questions de la formation, de l’éducation, des qualifications et des compétences des personnes.»

Le capital humain est-il un facteur majeur de compétitivité et donc un levier d’innovation et de croissance durable de l’économie ?
« Oui. Une économie industrialisée ne fonctionnerait pas avec la main d’œuvre beaucoup moins qualifiée d’un pays en développement, et c’est en partie sur la qualité de cette main d’œuvre, son professionnalisme, qu’une croissance durable doit s’appuyer. En outre, aujourd’hui, des ressources humaines bien formées contribuent non seulement à augmenter la productivité du travail, mais aussi à engendrer de l’innovation, qui apparaît comme la source majeure de croissance et de compétitivité d’un pays lorsque l’on a atteint un certain niveau d’équipement matériel de sa population. Cela permet aussi de comprendre que le capital humain ne suffit pas non plus : il faut le combiner avec du capital financier et technologique pour transformer les bonnes idées en produits ou en services innovants. »

Quel est l’impact de l’innovation sur la création d’emplois ?
« L’innovation a un double effet sur l’emploi : elle en crée, mais elle en détruit aussi, en rendant d’anciens produits (voire secteurs) obsolètes. Elle impose donc deux obligations aux systèmes éducatifs : former des personnes qui peuvent développer et contribuer à l’innovation, former des personnes aux compétences suffisamment larges pour se reformer tout au long de la vie. Bien sûr, elle demande également d’avoir un système performant de formation continue et de formation des adultes, avec une réglementation incitative. »

Comment se situe la France par rapport aux autres pays ?
« En termes quantitatifs, la France est dans la moyenne de l’OCDE : la part des diplômés de l’enseignement supérieur dans sa population est juste légèrement en-dessous de la moyenne (30% de diplômés du supérieur contre 32% en moyenne), mais ses composantes les plus jeunes sont bien au-dessus de la moyenne (43% contre 38% en moyenne). En termes qualitatifs, c’est plus difficile de conclure, mais peut-être moins positif. L’enquête de l’OCDE sur les compétences des adultes place la France dans la queue des 19 pays participants en termes de compréhension de l’écrit (littératie) et de numératie, avec un fort pourcentage d’adultes aux niveaux les plus faibles. Cela dit, les Etats-Unis ou l’Angleterre sont dans des situations assez équivalentes, et l’Espagne et l’Italie font encore pire. Il y a bien sûr d’autres compétences importantes non mesurées par l’enquête, mais il est frappant que le niveau de la population française soit assez faible sur ces compétences fondamentales (lire et compter). Il y a donc un gros besoin d’amélioration.»

Comment se situent les entreprises françaises par rapport aux entreprises d’autres pays?
« En 2000, la France avait comparativement peu d’organisations apprenantes par rapport aux autres pays européens, toutefois, en 2005, la France se situait beaucoup mieux. On saura bientôt comment elle se positionne en 2010, mais les pays d’Europe du nord sont ceux qui ont le plus d’avance dans ce domaine. D’autres études montrent que les diplômés du supérieur déclarent beaucoup moins contribuer à l’innovation en France que dans les autres pays européens, ce qui laisse penser que les modes d’innovation des entreprises françaises sont peut-être moins inclusifs. On a aussi quelques informations, mais restant limitées, sur les techniques employées par les entreprises pour favoriser l’innovation. Comparées à leurs consœurs européennes, les entreprises innovantes françaises croient moins au rôle des incitations, financières ou non financières, pour le développement des innovations, et utilisent aussi moins les techniques ou les formations à l’innovation. Les entreprises françaises sont en revanche davantage convaincues par le levier des équipes multidisciplinaires comme facteur clé de succès pour stimuler la créativité (41% contre 28% en moyenne en Europe). Il reste encore difficile d’appréhender quelles sont les pratiques les meilleures. »

Au niveau des entreprises, quelles sont les bonnes pratiques de valorisation du capital humain qui permettent d’investir mieux face à leurs enjeux de compétitivité ?
« C’est une question clé, et les réponses ne sont que partielles. Imaginez que notre système éducatif forme des ressources humaines capables d’innover et d’améliorer les processus de production. Est-ce qu’une organisation tayloriste de la production en tirerait le meilleur parti ? Au niveau des entreprises, tout est question d’organisation du travail et d’utilisation des ressources humaines. Sans pouvoir établir un lien de causalité, des recherches récentes d’Edward Lorenz, Nathalie Greenan et d’autres chercheurs, montrent que les pays ayant le plus d’organisations du travail apprenantes sont aussi ceux qui ont le plus d’innovation de pointe. On définit les organisations apprenantes comme celles laissant de la discrétion aux employés et leur offrant des opportunités d’apprentissage, aussi bien formelles (formation) qu’informelles (apprentissage sur le tas). »

Quelles sont les politiques économiques efficientes de valorisation du capital humain que vous identifiez ? Quels pays vous paraissent pionniers dans ce domaine ?
« Il faut déjà de bonnes politiques d’éducation. Mais ensuite, les politiques d’emploi et de formation jouent un rôle essentiel. On répète souvent que dispenser et financer la formation comme inciter à la formation continue des personnes est une politique efficace, et en la matière les pays nordiques sont les meilleurs. Cela dit, ce sont des politiques que l’on défend depuis des décennies, qui sont parfois en place sur le papier, mais ne fonctionnent pas véritablement. La question ne réside pas seulement dans le cadre réglementaire, qui ne suffit pas toujours à changer les pratiques des agents. Peut-être qu’un point sous-exploré tient-il à l’organisation du travail. Les pouvoirs publics ont tendance à ne pas s’en mêler, considérant que c’est du ressort exclusif des entreprises. Les pays nordiques ont au contraire mis en place des programmes de recherche et des actions incitatives pour que les employeurs améliorent leur organisation du travail et développent des organisations apprenantes. Peut-être est-ce une idée à explorer. »


Quelle est votre prospective sur le sujet? Pensez-vous que l’investissement dans le capital humain et l’innovation comme la capacité de bien communiquer sur ces sujets pour renforcer la confiance des investisseurs est une des voies majeures de la compétitivité qualitative (hors coûts) et la croissance de demain ?
« Tout à fait. En matière de prospective, et pour revenir sur le terrain de l’innovation, la grande question est de savoir si la France a les compétences idoines, non seulement pour son modèle d’innovation actuel, mais pour une évolution positive de ce modèle. La France investit beaucoup dans ses élites, qui jouent un rôle clé dans son système d’innovation – avec une grande importance des industries de haute technologie (par exemple nucléaire et aérien) et des grandes entreprises. Sa politique d’investissement dans le capital humain paraît en phase avec ce modèle, et accorde une place centrale aux diplômés des grandes écoles, en synthétisant rapidement. Peut-être qu’en élargissant un peu son investissement pour améliorer la qualité moyenne de son capital humain, elle pourrait dynamiser ses processus d’innovation incrémentale, tendant à être beaucoup plus démocratiques ou inclusifs. C’est probablement dans ce second type d’approche que les pays nordiques sont meilleurs. La question est de savoir si l’élargissement de la base des ressources humaines porteuses d’innovation correspond à une demande d’avenir. Mais en matière de prospective, il faut toujours parier !»

Un dernier point de préoccupation pour nous tient à la réactivation du capital humain des franges de la population qui sont marginalisées, notamment les personnes de plus de 60 ans. Qu’en pensez-vous ?
« Le succès de leur formation continue dépendra avant tout de leur formation initiale. Les personnes qui ont le moins de formation initiale et les acquis les plus faibles sont ceux qui ont le moins de chance d’accéder à la formation continue, mais aussi d’en tirer bénéfice s’ils y ont accès. Cela pose une vraie question à notre système éducatif, qui doit améliorer le niveau de sortie de ceux qui ne feront pas d’études supérieures. Il faut aussi distinguer la réactivation en emploi et hors emploi, car ce sont deux questions différentes. La difficulté tient plus aux incitations, tant des personnes que des employeurs, à investir dans une formation lorsque l’on s’approche de la retraite. On doit changer nos cadres mentaux et culturels vis-à-vis de ces groupes, c’est-à-dire nos croyances et nos attentes vis-à-vis d’elles, voilà peut-être le barrage le plus important. Le comportement des entreprises jouera un rôle majeur pour refaçonner nos habitudes de pensée. Une bonne nouvelle, c’est que l’on peut toujours se former et apprendre sans difficultés à 60 ans : la neuroscience montre que certaines opérations du cerveau vont moins vite, mais que le cerveau a une telle plasticité qu’il met en place d’autres mécanismes pour pallier ces « ralentissements » et faire ces opérations différemment.»

Stéphan Vincent-Lancrin est analyste principal et directeur de projet au Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CERI), au sein de la Direction de l’Éducation et des Compétences de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Après avoir travaillé sur l’internationalisation, le commerce et le e-learning dans l’enseignement supérieur, il dirige actuellement les projets de l’OCDE sur « l’avenir de l’enseignement supérieur » et la « Stratégie pour l’innovation dans l’éducation et la formation » du CERI. Il est l'auteur et l'éditeur de plusieurs ouvrages de l'OCDE et de nombreux articles. Stéphan Vincent-Lancrin est titulaire d’un doctorat en sciences économiques, d’un DEA de philosophie et diplômé de l’ESCP Europe. Il est un Marie Curie Fellow et un Fulbright New Century Scholar.

Pour la Tribune Sciences Po de l’immatériel 2013-2014, dirigée par Marie-Ange Andrieux/ Interview conduite avec l’étudiant Sciences Po Alex Chunet.

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