Interview de Samir Bederr : Responsable de la gestion crédit & convertibles chez La Banque Postale Asset Management

Samir Bederr

Responsable de la gestion crédit & convertibles chez La Banque Postale Asset Management

Il n'y a pas aujourd'hui de bulle dans le segment des obligations d'entreprises européennes

Publié le 20 Mai 2014

Quelle appréciation faites-vous de la forte demande sur le marché des obligations d’entreprises ?
L’appétit pour le crédit doit être mis en relation avec l’environnement des taux d’intérêt.
La liquidité au sein des fonds de pension, des caisses de retraite, et des compagnies d’assurances en Europe est pléthorique. Ces acteurs sont contraints d’avoir un taux de rendement absolu minimum, d’au moins 3%. Tant qu’il n’y a pas d’inquiétude majeure sur le segment du crédit, il y a une inclinaison à le préférer aux titres d’Etats dans la sphère obligataire. Un arbitrage se pose donc clairement aujourd’hui en faveur des obligations d’entreprises.
Par ailleurs, des banques centrales et de grands investisseurs non européens sont revenus sur les actifs en euro après être restés très longtemps en retrait.

La performance passée de cette classe d’actifs joue-t-elle dans le souhait des investisseurs à venir sur ce compartiment ?
A ce stade du cycle, la performance passée est plutôt pénalisante qu’euphorisante. Nous avons eu une telle performance ces dernières années qu’il y a aujourd’hui plus de questions sur la classe d’actifs qu’auparavant. De nombreux investisseurs craignent que le très bon chemin parcouru ne se poursuive pas.

Toujours est-il que la forte demande met les émetteurs de titres en position de force ?
Assurément. La demande soutenue a d’ailleurs poussé certaines entreprises à offrir des conditions moins généreuses qu’auparavant avec notamment des covenants plus larges. Elle a aussi permis à d’autres sociétés qui n’auraient pas pu avoir accès au marché de le faire. Enfin, elle a autorisé quelques entités à se lancer dans une opération de refinancement sans devoir se faire noter.

Y a-t-il lieu de penser que l’allégement des covenants a donné lieu à un taux de défaut biaisé ?

L’allégement des covenants n’est pas encore de nature à modifier la définition du défaut. Quand bien même cela serait le cas, nous n’avons pas suffisamment de recul pour assister à des évènements qui auraient autrefois été considérés comme conduisant à un défaut et qui aujourd’hui n’aboutissent pas au même résultat. En cela, nous n’avons pas les éléments suffisants pour attester de l’existence d’un taux de défaut biaisé.

Pensez-vous que nous soyons face à la création d’une bulle ?
Même si les nouvelles émissions primaires sont quasiment toutes très largement sursouscrites, je ne le pense pas.

Eu égard à ce déséquilibre offre-demande, y a-t-il des critères supplémentaires que vous examinez dans votre processus de sélection ?
Pas vraiment. Nous continuons à mettre l’accent sur les critères d’endettement global et de solidité financière du business et nous nous interrogeons quasi systématiquement sur les besoins de refinancement à venir. Autrement dit, nous cherchons à déterminer la probabilité que la société puisse se refinancer sans difficulté lorsque le deal arrivera à maturité.

Quel regard portez-vous sur l’évolution de ce rapport de force ?
Il est difficile de tabler sur un arrêt brutal de celui-ci. Une liquidité abondante perdure au sein des investisseurs institutionnels habitués à venir sur la classe d’actifs. Compte tenu de la perspective d’un maintien de taux bas très longtemps, la demande pour un rendement plus élevé persistera.

Quelle influence pourrait avoir une intensification des politiques monétaires de la Banque centrale du Japon (BoJ) et de la Banque centrale européenne (BCE) ?
La liquidité injectée par la BoJ ne devrait pas majoritairement se déverser sur le crédit européen.
Une action supplémentaire est escomptée de la BCE en juin. Nous n’anticipons pas pour le moment l’achat massif de titres de dette privée dans la zone euro.

Si un tel achat devait être décidé, serait-il générateur d’excès supplémentaires dans le compartiment ?
C’est une possibilité. Pour autant il est très plausible que la BCE aura à cœur d’assurer la transmission de sa liquidité à l’économie réelle.

Appréhendez-vous les incidences que ce rapport de force pourrait avoir sur le segment avec le temps ?
Un sujet de préoccupation pourrait résider dans le marché du placement privé en euro. Sur ce marché, les émetteurs sont des entreprises de taille intermédiaire, souvent non notées, et dont les placements sont limités en volume et donc empreints d’une relative illiquidité certaine.

Un tel marché existe aux Etats-Unis depuis plus d’une dizaine d’années. Celui-ci a le mérite d’être standardisé. Les investisseurs américains sont parvenus à se protéger contre les excès éventuels des émetteurs en leur demandant de leur fournir des documents et des données types.
En Europe, nous ne sommes pas encore arrivés à un tel niveau de standardisation. Je ne suis pas certains que les investisseurs qui choisissent l’option de s’exposer à ce marché soient suffisamment équipés d’outils d’analyse fondamentale pour pouvoir s’y engager sereinement.
En conséquence, nous ne sommes pas à l’abri de mauvaises surprises à l’avenir si les choses restent en l’état du fait de la mauvaise évaluation du risque.

Ce marché est destiné à connaitre une expansion en raison de la monté en puissance de la désintermédiation bancaire ?
Si l’on considère la configuration qui prévaut aux Etats-Unis, à savoir une primauté donnée au financement des entreprises par le marché, a hauteur de 70%, contre 40% en Europe, nous pouvons légitimement supposer que le potentiel de croissance de ce marché est significatif.
Ceci étant, très probablement l’ampleur de ce marché dépendra étroitement de la capacité à le standardiser correctement afin d’instaurer une certaine confiance, ce qui sous entend des obligations d’information particulières.

Vous excluez à priori un développement de ce marché sans une certaine discipline ?

C’est mon avis. Toutefois si nous connaissons une explosion de ce marché sans standardisation préalable sous l’impulsion d’une frénésie toujours très forte des investisseurs pour des actifs rémunérateurs en présence de taux très bas, il y aurait matière à s’en soucier.

Quelle est la maturité moyenne de ce segment de marché ?
De trois à quatre ans. S’ils devaient se matérialiser, les premiers défauts de remboursement ne devraient pas se produire avant deux à trois ans. Nous pourrions auparavant avoir le non versement de coupons avec aménagement consécutif de toute la structure du capital.

Dans le cas où des défauts de remboursement seraient relevés sur ce marché, pourrait-on envisager un effet de contagion sur le segment du crédit ?
Oui, mais cela ne passerait pas dans l’immédiat.

L’amoindrissement de la présence des teneurs de marché dans la classe d’actifs constitue-t-il un autre risque ?
Cet amoindrissement consécutif à l’adoption d’une série de barrières réglementaires est un phénomène constant depuis 2009.
Il devrait avoir moins d’impact qu’en 2013 dès lors que nous devrions avoir moins d’émissions sur le marché primaire cette année.

Que penser des perturbations qui pourraient se matérialiser sur le marché des titres de dette adossés à des crédits bancaires (loans) ?
Ce marché est plus mûr que celui de l’Euro Private Placement. Le fait que les banques retiennent une partie de ces instruments dans leur bilan amène à avoir en principe un alignement d’intérêts avec les investisseurs.

Ne doit-on pas être préoccupés par le développement des ETF créés pour suivre ces actifs titrisés ?
Les ETF sur les loans bancaires sont peu nombreux en Europe étant donné le caractère illiquide des sous jacents.

Quels ajustements avez-vous apporté à votre stratégie d’investissement ?
Nous avions depuis plusieurs mois un biais sur le cross over, les entreprises notées entre BB et BBB qui se situent donc entre l’Investment Grade et le High Yield. Suite au fort rallye récent, nous avons quelque peu diminué notre pondération aux titres à fort bêta dans chaque catégorie (Investement Grade et High Yield) pour nous recentrer sur des titres plus long, allant de 5 à 10 ans et notés BB+ et BBB selon nos fonds, qui offrent un taux d’intérêt minimum pour répondre aux besoins des assureurs.

Y a-t-il des dominantes en termes de secteurs ?
Nous aimons toujours les financières, banques et compagnies d’assurances compte tenu de la pression des régulateurs qui va dans le sens des porteurs. Ces émetteurs sont aujourd’hui moins volatiles et plus solides.
Nous affichons une relative méfiance à l’égard du secteur des télécoms en raison de la remise en cause de la rentabilité intrinsèque du secteur (concurrence accrue, régulation pénalisante…) et des puissants mouvements de fusion-acquisition qui peuvent s’avérer fructueux dans le cas où le bon scénario stratégique se met en place et douloureux dans le cas contraire.

Propos recueillis par Imen Hazgui