Interview de Julien Daire  : Responsable de la gestion crédit chez CPR Asset Management

Julien Daire

Responsable de la gestion crédit chez CPR Asset Management

Il est presque souhaitable que la BCE n'aille pas jusqu'au quantitative easing pour le marché des obligations des entreprises européennes

Publié le 21 Mai 2014

Quel regard portez-vous sur la vive expansion du marché du crédit européen ?
Le phénomène de désintermédiation consécutif à la réduction du bilan des banques et à un renforcement de la réglementation pousse de plus en plus d’entreprises à vouloir se refinancer sur le marché obligataire.
C’est ce qui explique que nous voyons l’apparition de nombreux nouveaux émetteurs sur le marché, y compris des émetteurs plus mal notés et des émetteurs non notés.

L’arrivée de ces émetteurs n’est pas en soi une mauvaise chose ?
Ces nouveaux émetteurs ont vocation à rendre le marché du crédit européen plus mature, plus profond, à l’image du marché américain.
De plus, ces nouveaux acteurs ne présentent pas forcément un profil plus risqué. Parmi ces derniers figurent des noms connus comme Bureau Veritas, Ingenico, Eramet, autrement dit des entreprises en bonne santé qui ont souhaité tirer profit de l’appétit des investisseurs sur le marché.

La multiplication des émetteurs n’est donc pas le signe d’un excès d’endettement ?
Je ne le perçois pas ainsi. Sur le High Yield, le ratio dette nette sur Ebitda reste en ligne avec la moyenne historique. Cet Ebitda couvre par ailleurs environ 10 fois la charge d’intérêt, ce qui est un niveau élevé.
Les valorisations confortent cette impression d’une absence d’exagération. En effet, le spread moyen sur l’indice Crossover traite autour de 270 pb contre 190 pb en juin 2007. Sur les obligations physiques, même constat, le spread moyen d’un indice HY est proche de 290 pb contre 170 bps en juin 2007. Par ailleurs, sur 30 ans, le taux de défaut cumulé à 5 ans d’après S&P sur les entreprises notées BB s’élève à 4,75% ce qui supposerait un spread autour de 75 bp, contre 210 à l’heure actuelle sur ce segment. Des tensions commencent en revanche à apparaitre au sein des entreprises notées B, CC et CCC. Pour ces dernières, nous identifions un spread qui commence à ne plus rémunèrer les taux de défaut historiques.

Deux paramètres fondamentaux ne sont pas identiquement appréciables qu’auparavant : le taux de défaut et la liquidité ? D’aucuns avancent que le taux de défaut est biaisé par les convenants allégés qui entrainent une modification de la définition de défaut par rapport à 2007. En outre, le fait d’avoir comme nouveaux émetteurs des sociétés non notées, qui n’ont pas de track record, falsifie d’autant plus le taux de défaut de l’univers.
La définition du défaut n’a pas tellement changé pour les entreprises non financières. Elle a en revanche quelque peu évolué avec la crise pour les banques: elle ne s’appréhende plus en tant que défaut juridique uniquement mais s’évalue en fonction du positionnement de chacun au niveau de la structure d’endettement (expropriation de certaines catégories de dette, bail-in à venir des dettes subordonnées…). Les investisseurs peuvent donc subir des pertes financières sans qu’il y ait défaut.
En ce qui concerne les entreprises non notées, celles-ci représentent une trop faible proportion de l’univers pour avoir un impact significatif sur le taux de défaut de l’univers.

Quid de la liquidité ?
Il est vrai que la liquidité du marché s’est réduite. Etant donné le durcissement du cadre juridique dans lequel elles évoluent, les banques ne sont plus en mesure de jouer leur rôle de teneur de marché comme autrefois. Elles ne peuvent plus conserver massivement du papier en attendant que les troubles de marché se calment. En conséquence, la capacité de sortir de certains titres en cas de stress a été rendue plus difficile.
Il est cependant compliqué de pricer la part de spread qui devrait incomber à la compensation de cet affaiblissement de la liquidité.

L’amoindrissement de cette liquidité n’est pas sans effet sur la stratégie d’investissement ?

La stratégie se veut davantage une stratégie de buy and hold. En cela, les investisseurs de fonds d’investissement dans le compartiment du crédit s’apparentent un peu plus à des banquiers.

Quel regard portez-vous sur le déséquilibre offre-demande ?

L’environnement de taux bas favorise clairement la demande. Les investisseurs sont incités à prendre plus de risque afin de récupérer un rendement plus intéressant. En outre les contraintes réglementaires poussent certains investisseurs comme les compagnies d’assurance à accorder un poids plus important aux obligations dans leur allocation.

De quelle manière voyez-vous se développer ce rapport de force ?
Si nous nous ne sommes pas encore face à un phénomène de bulle, le risque existe réellement si les taux demeurent très bas plusieurs mois, voire plusieurs années.
Les investisseurs pourraient s’aventurer dans une stratégie plus agressive avec un positionnement sur des titres plus mal notés et le recours à du leverage.
Il est presque souhaitable que la BCE n’aille pas jusqu’au quantitative easing ?
On peut le penser. Si l’on va au QE, les investisseurs ne considèreront pas que le gros de la phase de performance est passé ce qui les poussera à commettre des excès.

Ce déséquilibre conduit à des anomalies ?
On commence à avoir des covenants moins restrictifs que par le passé surtout aux Etats-Unis où le cycle est plus en avance mais moins en Europe. Il se peut que cette tendance gagne en importance.

Le développement du segment des placements privés en euro peut-il constituer une source de danger pour l’ensemble du marché du crédit ?
Investir sur ce segment requière beaucoup d’instruments d’analyse. Le risque est que certains investisseurs n’aient pas pris toutes les précautions avant de s’y engager. Pour le moment nous ne relevons pas d’empilements et le nombre de deals reste limité si bien que l’offre ne réussit pas à satisfaire la demande. Les placements sont plutôt absorbés par les mains fortes qui ne devraient pas s’en débarrasser au moindre signe inquiétant. Nous ne trouvons pas d’investisseurs qui ne sont pas dans leur habitat naturel.
Pour l’ensemble de ces raisons, ce segment n’est pas pour l’heure de nature à déstabiliser le marché dans son ensemble.

Qu’en est-il du marché des loans ?
Tant que nous n’avons pas de leverage exorbitant aussi bien du côté des émetteurs que du côté des investisseurs, il n’y a pas matière à s’alarmer.
Il y a cependant un risque que l’on aille dans ce sens si la politique monétaire des banques centrales reste accommodante trop longtemps.

Un retournement de marché serait probablement plus douloureux pour les investisseurs ?
Les banques et les entreprises non financières allant mieux, c’est le résultat auquel nous pourrions effectivement parvenir.

Quelles sont les principales caractéristiques de votre allocation ?
Parce que l’on ne peut pas ne pas être dans le train au risque de se faire distancer en termes de performance, il y a lieu de redoubler de vigilance. En cela, nous veillons à demeurer fidèle aux règles de précaution de base : ne pas aller trop long en maturité à 5-7 ans maximum, diversifier les lignes de portefeuille et ne pas avoir des positions de plus 1%, avoir une poche de liquidité de 5% à 10%, ne pas se positionner trop loin dans le bas rating et aller dans la course au rendement, ne pas se focaliser sur la Var, car l’absence de volatilité ne veut pas dire absence de risque.

Quels seront les principaux paramètres que vous surveillerez de près ?
En premier lieu, la volatilité. Une hausse significative de la volatilité marquerait la fin pour la compression des spreads. A ce propos, ce qui s’est passé en fin de semaine dernière, un écartement de 25 à 30 bp en un jour sur certaines dettes des pays périphériques à la zone euro après la publication de chiffres de croissance décevants, pousse à être plus prudent. Nous n’avions pas vu un tel écartement depuis plus d’un an. C’est le signe que le marché commence à être tendu. Aussi, depuis jeudi, nous avons initié un allégement de notre pondération.
La valorisation sera également un facteur clé à scruter. Celle ci ne devra pas aller au-delà du taux de défaut historique et des fondamentaux.
Enfin, les modalités de financement des fusions acquisitions seront également à suivre. Dès lors que nous aurons plus de financement par la dette, nous pouvons penser que nous nous approchons de la fin du cycle de resserrement.

Propos recueillis par Imen Hazgui