Interview de Jean-Aymon Massie : Président de l'Association Française de Gouvernement d'Entreprise (AFGE)

Jean-Aymon Massie

Président de l'Association Française de Gouvernement d'Entreprise (AFGE)

La face cachée de la crise Ukrainienne ?

Publié le 10 Septembre 2014

La crise Ukrainienne, qui dure depuis 5 mois, révèle d’abord une grave carence de la gouvernance mondiale ; il n’y a plus de rencontres internationales de type G8 ou G20, qui avaient eu le mérite de décider des solutions pour maîtriser les effets systémiques de la crise financière. Aujourd’hui les grandes puissances sont divisées, dispersées et se retrouvent dans de nouveaux regroupements en confrontation. En ce moment le temps de la diplomatie a cédé le pas aux considérations militaires. Les décisions sont prises lors du sommet de l’OTAN !

La face cachée de la crise Ukrainienne, crise aux multiples facettes (politique, économique, monétaire, énergétique, diplomatique et militaire) révèle brutalement la confrontation entre deux blocs, deux zones de libre-échange, deux unions économiques et monétaires s'affrontant sur le continent Europe-Asie. L'Union Européenne (UE) plus que cinquantenaire, évoluant lentement vers l'union politique, et l'espace économique Eurasiatique de constitution récente (janvier 2012) sont en compétition pour la conquête de leur espace vital sur ce grand continent et pour la constitution d'un vaste marché domestique protégé. En arrière plan, deux acteurs influents jouent une partie d'échecs ou de mahjong : les États-Unis et la Chine. Rappelons que les États-Unis d'une part ont constitué leur propre zone de libre-échange, l'ALENA, bardée de normes protectionnistes, que la Chine et la Russie d'autre part jouissent d'une grande influence au sein des pays émergents, les BRICS, et ont construit un sous ensemble énergétique " le Groupe de Shanghai".

C'est pourquoi la Russie, sous l'impulsion du Président Poutine, s'active à construire une Union Economique et monétaire Eurasiatique (l’UEE devrait à terme regrouper 280 millions d'habitants), sur le principe d'une zone de libre-échange symétrique de l'UE (qui compte 505 millions d'habitants et 28 États membres) ; elle réunirait les républiques indépendantes de l'ex-URSS. Cette vaste zone irait des mers froides du Nord du continent aux mers chaudes permettant d'accéder via la mer Méditerranée à l'océan Atlantique, et via le canal de Suez à l'océan Indien. Par la suite, l'UEE pourrait attirer les pays en relation étroite avec les ressources énergétiques de la mer Caspienne : la Turquie et la Syrie (2 pays traversés par un important réseau de pipe-lines), l'Iran puissance émergente riveraine de la Caspienne et membre du "Groupe de Shanghai" (qui compte également le Kazakhstan et le Turkménistan Etats producteurs d’hydrocarbures en mer Caspienne, l'Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan). Dans ce programme, l'Ukraine et particulièrement la Crimée sont des éléments indispensables de la construction du marché unique Eurasiatique.

On voit ainsi se redessiner un sous-ensemble au Moyen-Orient géostratégique et énergétique, conduit par deux pays de 78 millions d'habitants disposant d'un PIB élevé: la Turquie et l’Iran. Il serait vain, pour se faire peur, de parler du retour de l'Empire Ottoman, de la dictature sanguinaire stalinienne ou de la barbarie nazie. C'est la logique de la vie des peuples, qui s'associent pour créer des sous-ensembles dans un monde redevenu multipolaire, et non pas "zéro polaire " selon l'expression d'un ministre français ! Il est dangereux d'enflammer les passions par une manipulation sans précédent de l'information livrée par les canaux officiels, mais aussi par la pression de la désinformation diffusée à travers les réseaux sociaux, depuis le début de l'année. La constitution de ce sous-ensemble, associé par des liens étroits à la future UEE, pourrait menacer la survie des monarchies autoritaires du golfe Persique, minées par l'affrontement entre Sunnites et Chiites, la corruption et l’affairisme.

À ce stade, du fait du désengagement des Américains de cette région du globe, il convient de se poser la question de l'avenir des relations économiques, monétaires et énergétiques entre l'Union Européenne et l'Union Economique Eurasiatique, à laquelle serait associé un sous- ensemble (près de 300 millions d'habitants) englobant les pays où sont localisées les ressources d'hydrocarbures les plus rentables, de la mer Caspienne au golfe Persique !
Au delà de la sécurité des approvisionnements énergétiques de l'Union Européenne, demain se posera le problème de l'accessibilité à ce gigantesque et solvable marché unifié Eurasiatique, voire « Golfe-asiatique », pour les entreprises européennes.

Il est vrai que les perspectives alléchantes du Grand Marché Transatlantique (GMT), sur le métier souvent remis, comporteraient une garantie d'approvisionnement intarissable en gaz de schiste nord américain à un prix "à définir", mettant l'Union Européenne à l'abri du besoin vers 2016, en principe. Car d'ici là, il conviendrait de prendre en compte les incertitudes relatives aux productions et aux capacités d’exportation vers l’Europe de plusieurs pays producteurs : la décomposition de l'Irak accompagnée d'une contestation des accords Sykes-Picot de 1916 et de la résurgence des califats Omeyyade et Abbasside, le dépeçage de cette riche province pétrolière par ses voisins, l'arrêt des exportations Irakiennes d'hydrocarbures s'ajoutant à la défection du brut Libyen, sans compter les risques concernant les exportations gazières Algériennes. Ces incertitudes font redouter des temps très difficiles, une flambée des prix et de l'inflation.

Si l'Union Européenne ne défend pas bien ses intérêts, faute d’une vision politique forte et unifiée, malgré le talent et l'autorité (reconnue et redoutée par le Président Poutine) de la Chancelière Allemande sur laquelle repose l’avenir de ce grand ensemble de 28 nations, les autres compétiteurs défendent très efficacement leurs intérêts. La Russie et la Chine se sont rapprochées et ont créé en juillet 2014 deux institutions financières, sous l'égide des BRICS : la Nouvelle Banque de Développement (capital initial 50 G$) et l’Accord de Fonds de Réserve (AFR doté de 100 G$), institutions symétriques de la Banque Mondiale et du FMI. Tandis que les États- Unis, nos alliés, se sont employés à dresser l'Union Européenne contre la Russie, afin de l'amener progressivement à ratifier le GMT et à faire du vaste marché domestique de l'UE un complément du marché de l'ALENA à la discrétion des entreprises nord-américaines. C'est prodigieusement habile!

A ce stade, c'est aux dirigeants politiques et aux Parlements nationaux des Etats membres de l’UE de faire le choix en toute indépendance, avec courage et lucidité : l’adhésion au GMT ou bien l’accès au marché Eurasiatique (l’UEE). Le choix ne sera pas facile pour certains Etats, particulièrement pour la France, l’une des deux puissances nucléaires européennes, dont les élites politiques semblent avoir perdu leur crédibilité sur la scène internationale, momentanément. On ne peut que le regretter.

Dans ce contexte, il est inadmissible qu'un organisme comme l'OTAN s'invite bruyamment dans la partie d'échecs comme s'il était une puissance politique, agissant comme s'il était la force armée de l'UE, sortant de sa sphère de l'Atlantique Nord pour faire la loi de la guerre dans la Méditerranée, la Mer Noire, le Proche et le Moyen-Orient. L'influence des groupes de pression militaro-industriels et des faucons soucieux de relancer les industries de l'armement fait redouter à tout moment la perte de sang froid d'un chef de guerre, qui enclencherait un conflit nucléaire (ne pas oublier que sous chaque porte-avions sillonnant actuellement la mer Méditerranée se trouve son chien de garde, un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) doté de 4 à 6 missiles à plusieurs têtes nucléaires, 20 à 30 fois Hiroshima). Ce n'est plus le stade de la dissuasion stratégique, c'est la guerre des nerfs en jouant à "qui tirera le premier" ! Les anciens vous diront qu'ils revivent l'atmosphère irréaliste des années précédant la deuxième guerre mondiale, dénommées « la drôle de guerre». Ils ont la sagesse, écoutons les.

Jean-Aymon Massie