Interview de Jérôme Legras :  Associé, directeur de la recherche chez Axiom Alternative Investments

Jérôme Legras

Associé, directeur de la recherche chez Axiom Alternative Investments

Le sujet des bulles financières concerne surtout les obligations souveraines comme le Bund allemand et l'OAT français

Publié le 04 Décembre 2014

Quatre enjeux phares se posent pour la gestion obligataire aujourd’hui, liés à l’amoindrissement du rôle de teneur de marché des banques, à l’abondante injection de liquidités de la part des banques centrales, aux évolutions réglementaires qui touchent les titres de dette bancaires européens et les titres souverains. Chacun de ces enjeux soulève un risque spécifique : un risque d’illiquidité, un risque de formation de bulles financières, un risque de perte de capital sur les créances bancaires et de perte de capital sur les titres souverains. Qu’en pensez-vous ?
La liquidité a beaucoup décru depuis le début de la crise financière en 2007. Il est progressivement devenu très couteux pour les banques de maintenir des inventaires importants.
Les opérations de quantitative easing des grandes banques centrales ont à, certains égards, dégradé la situation. Par son action, la Fed a retiré du marché énormément d’actifs liquides susceptibles de servir de collatéral pour des opérations de refinancement.
Les contraintes posées en matière de chambre de compensation ont également été négatifs pour la liquidité.

Ce risque d’illiquidité vous parait-il accentué par l’arrivée de nouveaux émetteurs avec des volumes d’émission plus réduits ?
Le problème de la liquidité ne vient pas à mon sens du fait que certains nouveaux émetteurs ont accès au marché. La taille ne conditionne pas nécessairement le caractère liquide des instruments. Certains émetteurs de grande taille peuvent placer des titres peu liquides sur le marché et inversement.

Quelles sont selon vous les conséquences de ce risque accru d’illiquidité ?
Les grands investisseurs institutionnels vont devoir réfléchir de manière plus profonde à leur structure de liquidité et chercher à obtenir une meilleure adéquation entre leur passif et leur actif. L’industrie va devoir repenser l’organisation de la liquidité des fonds. Les gérants seront contraints de se montrer plus précautionneux dans le choix de leurs investissements et privilégier des raisons plus « fondamentales » afin d’être en mesure de tenir leurs positions en cas de stress, jusqu’à ce que l’investissement se comporte comme attendu.
Ils devront redoubler de vigilance pour leurs expositions spéculatives, les opérations de revente pouvant ne pas se faire aussi rapidement qu’anticipé.

Les intervenants du marché tentent de s’organiser pour faire face à ce risque grandissant d’illiquidité. De plus en plus de fonds obligataires ont une poche non négligeable de liquidité de manière à amortir les effets de décollecte significative...
De nombreux fonds sont obligés de prévoir une poche de cash comprise entre 10 et 20%. Tout le monde le fait de manière plus ou moins efficace.
Cependant, si un fonds se retrouve avec 30% de ses actifs investis en cash, la question de l’efficacité de l’investissement réalisé peut se poser. Cette poche pourrait non seulement ne pas être productive mais aussi rendre l’ensemble du portefeuille inefficient.

Certains réfléchissent à modifier les modalités d’entrée et de sortie de leurs fonds dans les prospectus...
Les frais de sortie sont difficiles à mettre en place car ils dissuadent fortement les investisseurs finaux. Ces frais ne résolvent par ailleurs pas le problème de la liquidité des investissements des fonds et en période de stress il n’est pas certain que les frais suffisent à dissuader les porteurs de parts des fonds de demander des rachats.

D’aucuns espèrent des évolutions réglementaires, soit du côté des teneurs de marché soit du côté des fonds ?
Le format UCITS, largement utilisé en Europe, impose d’avoir des contraintes de liquidité très fortes même si le profil de liquidité des investissements réalisés ne correspond pas.
La liquidité dans ces fonds doit être au moins bimensuelle. Cela ne laisse pas beaucoup de place pour des fonds ad hoc tels que ceux qu’utilisent largement les anglo saxons : les fonds fermés côtés, les fonds à rachats trimestriels, etc. C’est sur ce front que les évolutions réglementaires seraient les plus bienvenues car nous avons trop privilégié un format unique. De ce point de vue, la situation actuelle ne me paraît pas très satisfaisante.

Je ne crois pas à un ajustement des contraintes Bâle III. Politiquement, le sujet n’est pas facile à défendre. La constitution d’un inventaire important suppose un risque de marché pour la banque. Elle amène donc à renforcer l’activité de trading alors que la frontière entre trading pour compte propre et trading pour compte des clients est très étroite.
Je ne serais donc pas très optimiste sur une évolution de cette réglementation car les autorités ont mis du cœur à l’ouvrage pour contenir cette activité.
De quelle manière accueillez-vous l’initiative prise par certains acteurs de lancer une plateforme de trading obligataire électronique ?
La volonté d’améliorer la liquidité du marché obligataire par le biais de plateformes de trading est affichée depuis longtemps. C’est un serpent de mer qui ressurgit de temps en temps. Nombreuses sont les initiatives qui n’ont pas débouché sur un franc succès.
Il existe de plusieurs formes d’obligations par émetteur, de natures très diverses. Pour un seul émetteur il faudrait donc plusieurs carnets d’ordres, ce qui est complexe à gérer et à animer. Le marché obligataire est donc un marché sur lequel les courtiers sont difficiles à contourner.
Si je ne crois pas beaucoup à ces projets en raison de la structure du marché, je crois davantage à des mesures visant à renforcer sa transparence par la publication de prix ou de volumes d’échanges.

Un autre enjeu auquel les gérants obligataires doivent faire face est celui de la politique monétaire ultra accommodante des banques centrales qui a abouti à une injection massive de liquidités et qui fait apparaitre un risque de formation de bulle financière…
Le sujet des bulles concerne surtout les emprunts souverains. L’augmentation des prix vient principalement du taux sans risque. Les spreads de crédit ne sont pas à des niveaux que l’on peut qualifier de bulle.
Une bulle suppose cependant de la spéculation, autrement dit des investisseurs qui achètent des actifs parce qu’ils pensent réaliser des profits rapidement en revendant les positions. Nous ne sommes pas dans cette configuration s’agissant des emprunts d’Etat.
La forte exposition sur les taux souverains allemands ou français s’explique par des considérations plus profondes : contraintes sur les banques qui, pour respecter leur ratio de liquidité, doivent être abondamment investies sur ces titres d’Etat ; contraintes sur les investisseurs de long terme qui sont obligés de détenir une partie significative de leurs actifs en titres sans risque ; problème d’existence d’opportunités d’investissement suffisamment attractives ;, problèmes macroéconomiques qui n’incitent pas à se placer sur les actifs risqués ; problèmes budgétaires qui ne permettent pas aux grands Etats de la zone euro de payer des taux plus élevés sur leurs dettes, etc.
Par conséquent, ces taux ont vocation à rester bas, voire à encore baisser encore légèrement.

La réflexion autour d’un changement de pondération des titres souverains dans les fonds propres des banques en fonction du risque sous-jacent pourrait-il entrainer une hausse de ces taux souverains ?
Je ne le pense pas. Les principaux investisseurs de ces obligations souveraines sont les banques. Or les actifs éligibles pour respecter le ratio de liquidité sont peu nombreux. Si la réglementation sur la pondération des souverains évolue, elle restera favorable pour les obligations françaises et allemandes qui sont des actifs très bien notés. Les banques vont pouvoir continuer à en acheter en abondance car cela sera peu consommateurs en capital. Pour les actifs italiens ou espagnols, il pourrait en aller différemment.

Quel regard portez-vous sur les conséquences induites par le bail-in bancaire ?
La dette subordonnée a connu de nombreux épisodes de stress récents – nationalisation, restructuration, etc. – et les investisseurs ont bien compris qu’en cas de stress la dette subordonnée était en risque.
En revanche nous pensons que le marché n’a pas pris pleinement conscience des répercussions de ce bail-in sur la dette senior.
Ainsi, par exemple, le marché n’a pas encore bien intégré les différences structurelles qui existent entre les titres émis par les holdings et ceux des sociétés opérationnelles.
Nous ne nous attendons cependant pas à un grand chamboulement de ce segment de marché : les banques vont continuer à émettre beaucoup de dette senior et les investisseurs à en acheter beaucoup.

Il y aura une plus grande sélectivité. Les analyses seront plus minutieuses. On s’attachera à examiner la manière dont les banques entendent s’organiser et gérer leurs nouvelles problématiques de compatibilité avec les plans de résolution qu’on leur demande d’établir.

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Propos recueillis par Imen Hazgui