Interview de Marie-Anne  Allier : Responsable de la gestion taux aggregate chez Amundi

Marie-Anne Allier

Responsable de la gestion taux aggregate chez Amundi

Marché obligataire européen : il n'est pas écrit d'avance que l'histoire se terminera mal

Publié le 04 Décembre 2014

Le risque d’illiquidité sur le marché obligataire européen vous semble-t-il plus important qu’il ne l’était par le passé ?
Il est évident qu’il y a sur le marché aujourd’hui moins de liquidité qu’il n’y en avait en 2005-2006, autrement dit avant le début de la crise financière. Certaines instances de régulation considèrent que l’anormalité était surtout l’abondante liquidité dans la phase pré crise.
Cette moindre liquidité s’explique en premier par la réduction des inventaires des grandes banques teneurs de marché en raison du durcissement des contraintes réglementaires sur les fonds propres. Celles-ci se dirigent progressivement vers une activité de brokerage. La taille des bilans bancaires dédiés à l’activité de trading est descendue au niveau de 2002 alors que le marché a crû de 235% depuis cette date.
La diminution de la liquidité est également la conséquence d’une réduction du nombre de hedge funds, des acteurs habituellement contrariants. Les leviers de ces hedge funds sont par ailleurs significativement plus faibles.
N’ayant pas d’opérateurs d’envergure à même d’avoir une capacité importante de stockage du papier, les gérants se retrouvent face à une difficulté accrue pour acheter et pour vendre.

De quelle manière palpez-vous cet assèchement de la liquidité ?
On s’aperçoit clairement de cet assèchement de la liquidité lorsque l’on veut traiter. Il est compliqué de réduire et de renforcer le risque rapidement dans les portefeuilles. Les bonnes signatures sont difficiles à obtenir.
Les intervenants sur le marché s’efforcent de trouver des solutions. Certains conservent systématiquement une poche de liquidité conséquente dans leur portefeuille. D’autres réfléchissent à modifier les modalités d’entrée et de sortie de leurs fonds…
Nous n’aimons pas tellement la voie qui consiste à mettre plus de liquidité de manière pérenne dans les portefeuilles. Cela conduit à se priver d’opportunités et soulève un risque de « détournement » de la performance du fonds, avec une proportion du fonds (10% ) qui suivrait un indice monétaire et le solde un indice obligataire..
Nous préférons envisager un changement dans les modalités de souscription et de rachat. Nous pourrions choisir d’utiliser le swing pricing, méthode consistant à appliquer un bid-offer sur la valeur liquidative du fonds.

Que pensez-vous de l’initiative de certains acteurs privés de lancer des plateformes électroniques de négociation ?
Ces initiatives vont dans le bon sens. Le problème est qu’aujourd’hui les comportements sont davantage moutonniers. Les investisseurs tendent à agir de la même manière au même moment. Il faut trouver des investisseurs qui ont envie de vendre lorsque d’autres investisseurs ont envie d’acheter, ce que les plateformes en elles-mêmes ne garantissent pas.

D’aucuns escomptent des ajustements réglementaires du coté des teneurs de marché ou du coté des fonds…
Lorsque l’on tient compte des avancées réglementaires pour les grandes banques d’investissement, on ne voit pas tellement de signes encourageants visant à améliorer la liquidité sur le marché.
Nous pourrions chercher à éviter la valorisation quotidienne des fonds dès lors que l’horizon de placement est de plusieurs années.
Il ne semble pas que les politiques aient la même considération que nous, les intervenants sur le marché, eu égard au manque de liquidité. Pour nous cette liquidité est indispensable pour nous permettre d’œuvrer dans les meilleures conditions. Pour beaucoup de politiciens cette abondante liquidité suppose une place importante accordée à la spéculation.

La prise de fonction nouvelle de la BCE en tant que superviseur unique du secteur bancaire européenne ne pourrait pas mettre en lumière les sous jacents de ce problème et inciter à des avancées réglementaires dans un sens plus porteur pour la liquidité ?
Le président de la BCE a déjà eu à s’exprimer sur sa préoccupation eu égard au manque de liquidité et aux effets potentiellement néfastes d’une réglementation trop contraignante. Cependant, la BCE n’est pas décideuse en la matière.
Il me semble que nous pourrions nous retrouver avec un retour de balancier, autrement dit aller trop loin dans la réglementation avant de retourner en arrière.

Quelle appréciation faites-vous du risque de bulle financière ?

Je ne pense pas qu’à l’heure actuelle nous puissions parler de bulle sur le marché obligataire européen. Les taux souverains sont certes très bas. Cependant parallèlement la croissance est quasi nulle et l’inflation atone.
Sur la partie titres privés et spreads, ce qui important c’est le taux de défaut. Celui-ci est estimé par les agences de notation à 2% pour les années à venir. En conséquence les obligations high yield ne sont pas exagérément valorisées. La question est de savoir si ce taux de défaut a vocation à considérablement augmenter. La liquidité étant abondante, il est très probable que tel ne sera pas le cas. Les entreprises parviendront à trouver le financement nécessaire pour sortir des difficultés éventuelles qu’elles rencontreront. Ainsi les spreads ne sont pas destinés à s’écarter beaucoup plus largement qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Peut-on pour autant considérer que les taux actuariels reflètent les fondamentaux des entreprises ?
Il est compliqué de répondre à cette question. De nombreuses hypothèses peuvent être formulées pour la mise en rapport entre ces taux et les fondamentaux des entreprises. Le sujet crucial en se positionnant sur un titre obligataire est de déterminer si l’émetteur sera en capacité de payer ses coupons et de rembourser le capital. Tel est le cas pour la plupart des dossiers actuellement.

Cette quête du rendement dans cet environnement de taux très bas qui poussent des investisseurs nouveaux, non experts, à se positionner dans des univers où ils n’ont pas l’habitude d’aller ne vous interpelle-t-elle pas ? Ne craignez vous pas que une fuite de ces investisseurs fuir à la moindre perturbation ?
Ce phénomène doit être surveillé étroitement mais il n’est pas nouveau. On voit notamment des investisseurs japonais sortir du Japon pour s’exposer massivement à la dette européenne et américaine. Tant que les épargnants français continueront d’investir dans leur assurance vie, leur livret A, leur compte de dépôt…tant que les entreprises ne se remettront pas à investir plus intensément dans l’économie réelle, alors la liquidité continuera à arriver amplement sur le marché.

Il n’est pas écrit d’avance que l’histoire se terminera mal. On peut espérer que le retrait des investisseurs se fera un jour ou l’autre pour de bonnes raisons, autrement dit parce que la conjoncture se sera suffisamment améliorée pour donner l’envie de se diriger vers d’autres classes d’actifs plus risquées ou d’autres projets.

Quels impacts percevez-vous du bail-in bancaire sur l’univers des titres de dette bancaire ?
Le bail-in bancaire a en grande partie été intégré par le marché y compris pour les titres de dette bancaire senior qui se traitent plus large que les titres d’entreprises non financières.
Ce bail-in incite plus que jamais à approfondir son expertise sur les titres des banques. Analyser un titre coco ou un titre subordonné est loin d’être évident. Il y a un risque plus important d’acheter n’importe quoi.

Etes-vous d’avis que la prise en compte de ce bail-in est totale dans les prix de marché ?
Il est compliqué de le dire. Ce qui est certain c’est qu’une partie de la prime positive des titres seniors bancaires par rapport aux titres des entreprises s’explique entre autres par ce bail-in.
A présent la répercussion négative de ce bail-in doit être relativisée. Le secteur bancaire est bien plus assaini qu’il ne l’était il y a quelques années. Les fonds propres ont été considérablement renforcés. En témoignent les conclusions de l’audit des actifs dans les bilans et les stress tests.

Une autre préoccupation vous vient à l’esprit s’agissant de la dette bancaire ?
De nombreuses banques ont mis des actifs en collatéral auprès de la BCE pour avoir du cash ou émettre des obligations sécurisées, ou encore en collatéralisation de leurs opérations OTC. Or nous n’avons aucunement connaissance de la nature exacte de ces actifs. Ainsi si un établissement bancaire va mal demain, je ne sais pas vers quels actifs je peux me retourner précisément. Le manque de transparence n’est pas un problème pour l’instant car la situation n’est pas stressée.
La ségrégation entre holding et filiales opérationnelles n’est pas de nature à améliorer les choses de ce point de vue.

Quelle suite des évènements escomptez-vous pour les taux souverains de la zone euro ?
Aujourd’hui le consensus table majoritairement sur un quantitative easing par la BCE. Dans le cas où le programme est effectivement lancé sur le principe d’une acquisition en fonction de la contribution des Etats membres dans le capital de la BCE, on pressent quels seront les Etats les plus bénéficiaires de ce programme.
Ceci étant dans la pratique, ce quantitative easing ne va pas sans poser des difficultés. Il n’est pas du tout certain que suffisamment de titres souverains soient disponibles à l’achat. En cela beaucoup d’investisseurs ne voudront pas se délester des actifs en leur possession. Les banques ont en besoin pour leur ratio de liquidité, pour faire du collatéral. Les compagnies d’assurances sont mises sous pression par Solvency II.
Si le QE n’a pas lieu, on peut légitimement s’attendre à une hausse des taux et à un écartement des spreads.

Quels effets pourraient avoir l’évolution de la réglementation sur la dette d’Etat sur ces taux ?
Plus que par la pondération différenciée des titres d’Etat dans les fonds propres des banques en fonction du risque sous jacent, je suis davantage interpellée par la volonté de la BCE de limiter le poids des titres souverains dans les bilans des banques pour consommer la rupture entre risque souverain et risque bancaire. Cela pourrait forcer certains établissements notamment espagnols et italiens à s’alléger d’une grande partie de leurs positions.
La clause d’action collective est en vigueur depuis début 2013. Cela n’a pas provoqué de grands changements. Nous pourrions en percevoir les réelles répercussions dans le cadre d’un nouvel épisode de perturbation.
Ceci étant ceci ne devrait pas arriver avant quelques temps. Le processus de nettoyage budgétaire se poursuit dans son ensemble au sein de la région même si certains Etats comme la France et l’Italie affichent un réel retard.

Voyez-vous à ce jour d’autres enjeux pour la gestion obligataire ?
Un enjeu lié à la déformation du marché obligataire. Les observateurs ont tendance à raisonner par rapport à ce qui prévalait avant la crise. Or nous sommes dans une toute autre configuration. Début 2007, il y avait 60% de triple A sur l’ensemble du marché et 3% de triple B. Aujourd’hui nous avons environ 33% de triple B et 30% de triple A.
En 2010, la duration sur le marché des obligations d’entreprises européennes est en dessous de 4. Aujourd’hui nous sommes au-dessus de 5.
En absolu, les risques du marché obligataire se sont accrus. Davantage d’émetteurs d’obligations à haut rendement ont fait leur apparition alors que nous sommes dans un creux du cycle économique. Davantage d’émetteurs sont allés sur une maturité plus longue alors que les taux sont au plus bas et qu’ils ont plus de chance de monter dans les années à venir que de descendre. Je ne suis pas certain que tous les investisseurs sur le marché ont conscience de cela.

Cette modification est-elle structurelle ? Est-elle amenée à se pérenniser ?
Pas nécessairement.

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Propos recueillis par Imen Hazgui