Interview de Patrick Barbe : Responsable de la gestion obligataire Europe chez BNP Paribas Investment Partners

Patrick Barbe

Responsable de la gestion obligataire Europe chez BNP Paribas Investment Partners

Je ne pense pas que la BCE puisse réussir son quantitative easing pour des raisons techniques

Publié le 04 Décembre 2014

Quel regard portez-vous sur la diminution de la liquidité sur le marché obligataire ?
Depuis le début de la crise financière en 2007, le marché a perdu énormément de sa liquidité quotidienne interbancaire ou entre professionnels. Pendant 20 ans, le marché obligataire a été construit par des banques d’investissement qui permettaient d’échanger une dette contre une autre avec une corrélation. Il était alors possible pour les investisseurs d’échanger toute la journée toutes les dettes qu’ils voulaient. C’est ainsi que le marché a gagné énormément d’ampleur et est devenu hypertrophié.
L’encadrement des banques en termes de risque a poussé naturellement ces dernières à jouer un rôle moindre dans la tenue du marché. Ces banques n’ont plus été en capacité d’échanger un CDO contre un ABS, un titre subordonné bancaire contre un titre de dette d’une télécom. Les surenchères sur les produits financiers ont été limitées.
La réglementation est ainsi venue sanctuariser une situation de fait générée par la crise financière. Nous n’aurons probablement pas de retour en arrière. L’investisseur devra s’habituer à ne pas avoir immédiatement une contrepartie pour vendre son titre obligataire.

Pensez-vous que cet assèchement de la liquidité a été renforcé par l’action des banques centrales ?
A certains endroits seulement comme les ABS et les obligations sécurisées. En raison des opérations d’achats de la BCE, les émissions primaires ne veulent plus se faire aux prix actuels. Il faut au moins la participation de 25% à 30% d’investisseurs privés lors d’une adjudication. Or ces investisseurs ne veulent pas acheter les titres émis à un prix aussi cher.

Cette faiblesse de la liquidité a conduit ces dernières années à plusieurs ventes forcées au rabais ?
L’une de ces ventes forcées emblématiques a été observée lors de la crise des émergents en 2013. L’un des plus gros fournisseurs de trackers a été contraint de proposer des discounts lorsqu’il s’est retrouvé vendeur sur les actifs émergents. En d’autres termes, les ventes se sont faites en dessous du prix normal d’achat tout en évitant de peser sur le marché.

Dans une certaine mesure ce sont les gérants d’actifs qui assurent la liquidité aujourd’hui…

Nous gérons 35 milliards d’euros en agrégé. Notre équipe a une certaine liberté relativement à nos benchmarks pour profiter des inefficiences de marchés et donc être contrepartistes des flux. Mais lorsque nous sommes demandeurs d’échanges des titres portugais ou irlandais, nous parvenons dorénavant à faire décaler les prix sur les marchés.

Quels ajustements ce tarissement de la liquidité vous a-t-il amené à entreprendre ?
Nous avons décidé de conserver toujours dans les fonds du cash jusqu’à 1% de nos encours pour assurer à nos investisseurs une possibilité d’entrée et de sortie au quotidien sans impact sur nos performances.
Nous avons également choisi de prendre moins de risque qu’auparavant sur certains paris pour ne pas nous retrouver dans une situation d’illiquidité. Nous avons réduit en moyenne la taille de nos positions.

Peut-on escompter des évolutions réglementaires du coté des teneurs de marché ou des fonds visant à favoriser le retour d’une liquidité plus abondante ?
Il est compliqué de répondre sur ce sujet. Nous avons continument des contacts avec les régulateurs.

La mise en place de la réglementation bancaire a été sans doute un peu rapide : on a voulu tout traiter en même temps avec l’austérité budgétaire et le désendettement. A présent que la BCE est devenue superviseur des banques, avec des moyens et des compétences, nous pouvons espérer une meilleure gestion des enjeux des risques bancaires.

Je ne m’attends pas à un changement rapide sur la réglementation des fonds UCITS qui est le format le plus répandu en Europe. Il faut d’abord stabiliser sa mise en application et la documenter a partir du suivi du contrôle.

Quel regard avez-vous sur le risque de formation de bulles sur le marché consécutivement à l’abondante liquidité injectée par les banques centrales ?
L’ensemble des actifs financiers sont très chers aujourd’hui par le jeu des politiques monétaires ultra accommodantes déployées par les banques centrales. La Fed, la BoE, la BoJ et dans une moindre mesure la BCE ont influencé les marchés pour être surévalués : politique de reflation. Les investisseurs japonais ont ainsi acquis près de 50 milliards d’euros d’OAT cette année, ce qui n’est pas du tout habituel. La massive liquidité déversée par la BoJ en yen a servi à acheter des actifs en euro et en dollar.
Le corolaire de la politique de reflation des banques centrales est une volatilité journalière accentuée. Des corrections plus ou moins violentes sont observées car par a coups les opérateurs se questionnent sérieusement sur le fait de savoir si les banques centrales seront toujours à la manœuvre.
C’est clairement ce qui a conduit au sell off des actifs émergents au printemps 2013 lorsqu’une partie du marché a pensé que la Fed souhaitait normaliser sa politique monétaire plus rapidement qu’escompté.
En raison de cette volatilité accrue, les positions ne peuvent plus être gérées comme auparavant. Les méthodes ont du être modifiées.

Quel objectif est poursuivi en cela par les banques centrales ?
Pousser les investisseurs à quitter les taux souverains pour aller vers des actifs plus risqués de manière à financer l’économie.

Peut-on parler de bulle a proprement parler à ce stade ?
Il est difficile de savoir comment apprécier les bulles. Y a-t-il une bulle sur les taux français et allemands ? J’ai tendance à penser que non. Ce sont essentiellement des investisseurs japonais et chinois qui sont acheteurs. Ils pourraient arrêter d’acheter demain mais je ne pense pas qu’ils se mettront à revendre massivement.
Il y a en revanche un véritable risque de bulle sur le high yield. Beaucoup d’investisseurs ne sont pas positionnés sur les titres high yield car ils estimaient le rapport risque/rendement intéressant mais simplement parce qu’ils recherchaient du rendement.

On a pu voir sur les actifs émergents que quand tout va bien, personne ne se pose de véritable question, mais que lorsqu’il y a un évènement sur un ou plusieurs émetteurs significatifs, il y a des sorties brusques. Le marché du HY nécessite d’être donc sélectif dans le choix des émetteurs.

A quelle suite des évènements vous attendez-vous s’agissant des taux souverains ?
Je ne pense pas que la BCE puisse réussir son quantitative easing pour des raisons techniques.
La BCE a mis en territoire négatif les taux de rémunération des dépôts. Les banques ne veulent pas vendre leurs titres d’Etat à la BCE. Si la BCE injecte de la liquidité, et que les banques ne parviennent pas à les placer tout de suite, elles vont devoir payer 0,20% sur cette liquidité.
Tous les jours la Fed récupère en dépôt des banques commerciales américaines 2 500 à 2 600 milliards de dollars signifiant que tout le quantitative easing 3 est resté en liquidité. Les banques n’ont pas utilisé la liquidité. La Fed a fait cela pour montrer que les banques américaines ayant énormément de cash sont solides.
Dans la zone euro, l’audit des actifs et les stress ont montré que les banques sont globalement solides, mis à part quelques cas précis comme la BES.
Pour cette raison, il est possible que les taux souverains européens croissance légèrement l’année prochaine.

Le nouveau cadre réglementaire qui se profile pour les taux souverains t-il vocation à changer la donne sur ces titres ?
Je ne le pense pas. Il me semble aujourd’hui que pour deux raisons fondamentales le risque souverain est moindre qu’il ne l’était auparavant. En premier lieu, du fait des différents contrôles exercés sur l’élaboration et l’exécution des plans budgétaires à des rythmes réguliers par la Commission européenne. Le cas grec n’est en théorie plus possible.
En second lieu, en raison de la rupture du lien existant entre risque souverain et risque bancaire. En cela la directive sur le bail-in a été bienvenue.
Cette directive sur les banques protège les Etats. Dès qu’une banque manque de fonds propres, on ira la recapitaliser soit par dilution des actionnaires, soit par conversion des créances obligataires. On a ainsi isolé la dette d’Etat au détriment du créancier obligataire bancaire. Le risque d’Etat nous parait secondaire, le risque bancaire majeur.

Parallèlement vous estimez que la dette bancaire est devenue un animal très compliqué ? 

Nous avons fréquemment une évolution réglementaire sur les banques : le LCR, les cocos, les obligations convertibles, le TLAC… Il est nécessaire à présent de différencier ce qui se passe au niveau de la holding et au niveau des filiales.
Le risque bancaire est devenu compliqué à gérer et suppose en cela une réelle expertise dans le domaine. C’est le raison pour laquelle nous avons au sein de notre équipe de gestion de nombreux gérants spécialisés sur le risque bancaire.

Le bail-in doit plus que jamais conduire à de la discrimination entre banques et entre dettes d’une même banque...

La dette senior d’une filiale opérationnelle n’aura pas le même risque la dette senior que la holding.
Dans de nombreux établissements, la dette senior de la holding n’est pas suffisamment abondante et pourrait rapidement être impactée. Il n’y a pas eu assez de dette émise pour absorber les pertes en tier 1 et tier 2. D’où l’évolution de la notation des agences.

Certains investisseurs pourraient avoir de mauvaises surprises ?
Beaucoup de clients des banques et de banquiers privés notamment d’Asie ont acheté de la dette bancaire pour avoir du rendement sans connaissance de cause. Des pertes importantes pourraient être encourues.
Cela pourrait-il conduire à une forte déstabilisation sur le marché ?
La dette subordonnée représente un petit encours dans le stock. Nous devrions assister à un écartement des spreads mais ne devrions pas observer une déstabilisation d’envergure. Les risques fondamentaux sont faibles. Les risques existants sont surtout locaux. Il n’y a pas de risque de marché.

La nouvelle réglementation bancaire incite à la concentration des banques...
Les grandes banques sont bien capitalisées, et ont une structure de dette bien gérée. Tel n’est pas toujours le cas pour de multiples petites et moyennes banques.
Les Etats devraient réagir pour pousser certaines d’entre elles à fusionner. Cela pourrait être récessif pour l’activité économique. On pourrait se retrouver avec des banques de plus en plus grosses et de moins en moins nombreuses. Du risque pourrait être récréé à terme.

Quels autres enjeux phares voyez-vous pour le marché ?
Nous devrons faire face à une difficulté plus aigue dans l’analyse fondamentale des actifs. Aucun actif coté n’a son prix du fait de la simple efficience du marché par l’effet de la rencontre entre l’offre et la demande. Nous sommes entrés dans un contrôle des marchés.
Une difficulté supplémentaire à cette analyse est l’effet devise et matières premières. Il y a une guerre économique qui passe par les changes et les matières premières.

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Propos recueillis par Imen Hazgui