Interview de Eric  Labbé* : Gérant actions chez CPR Asset Management

Eric Labbé*

Gérant actions chez CPR Asset Management

Comment appréhender une stratégie d'investissement axée sur les actions à dividende européennes ?

Publié le 18 Février 2015

La stratégie basée sur le versement de hauts dividendes revêt actuellement un intérêt particulièrement important s’agissant des actions de la zone euro. Pourquoi ?
Le contexte de taux durablement bas est favorable à la recherche de rendement et donc à la recherche de dividende de la part des investisseurs.
Dans un contexte de taux durablement bas, les investisseurs en recherche de rendement ont une piste à suivre celle du dividende versé par les entreprises
De quelle manière est-il adéquat d’appréhender selon vous cette stratégie ?
Il serait possible de s’intéresser aux dividendes payés par les entreprises, de considérer le ratio consensus de dividende sur cours de bourse actuel et d’opérer un classement par dividende décroissant. Cependant cet exercice trouve rapidement ses limites. Les dividendes élevés ne sont pas un moyen de surperformer systématiquement le marché. Cela permet seulement de débroussailler le terrain.

Comment expliquer cette insuffisance ?

Certaines sociétés qui font une mauvaise année en termes de résultats sont tentées de maintenir un dividende élevé pour conserver leurs actionnaires. La rémunération du dividende se fait alors en puisant dans les réserves. Les actionnaires peuvent trouver leur compte à court terme mais être affectés assez rapidement du fait d’une correction boursière de la valeur justifiée par le caractère mauvais du business model.

Il y a donc lieu de se méfier des actions à haut dividende mises à mal sur le marché boursier…
La méfiance ne se justifie pas systématiquement. La question à se poser est de savoir pourquoi le titre est malmené. Si l’explication tient à la santé de l’entreprise, le maintien d’un dividende élevé s’avère soit rapidement non soutenable soit destructeur de valeur. L’action n’est pas intéressante.
Si la correction du titre n’est pas liée au mauvais état des fondamentaux de l’entreprise, le dividende sera assurément maintenu, et il y aura tôt ou tard une force de rappel sur le cours de bourse.

Qu’y a-t-il lieu de considérer en plus ?
Pour notre part, nous avons fait le choix de recalculer les dividendes et d’opérer une nouvelle comparaison par rapport aux cours de bourse. Nous identifions ainsi ce que l’on appelle un « potentiel dividende ».
Nous y ajoutons un filtre qualité de manière à nous assurer que les valeurs qui paient de hauts dividendes aient les reins suffisamment solides pour maintenir le versement de ces dividendes.

En quoi consiste ce filtre de qualité ?
Nous nous servons des neufs critères fondamentaux définis par le professeur de l’université de Chicago, Joseph Piotroski, mis en évidence dans son traité intitulé « Value Investing: the use of historical financial information to separate winners from losers ». Ces neufs critères sont : un bénéfice positif ; un cash-flow positif ; une rentabilité des actifs en croissance ; une qualité des gains à l'aide d'une comparaison du rendement des flux de trésorerie sur les actifs à la rentabilité des actifs ; une baisse de la dette à long terme en proportion de l'actif total ; une hausse du ratio de liquidité « current ratio » (qui indique une capacité accrue pour rembourser la dette à court terme) ; une baisse ou stabilité du nombre d'actions en circulation ; une augmentation de la rotation de l'actif (indiquant une augmentation des ventes en pourcentage du total des actifs) et une hausse de la marge brute.

Nous retenons donc au final les valeurs qui paient les plus hauts dividendes suivant l’analyse marché, après validation par nos calculs, et qui passent avec succès notre filtre qualité.

Considérez-vous les critères de Piotroski de manière équipondérée ?
Tout à fait. Ainsi l’analyse des besoins de fonds de roulement permet de vérifier si au sein de l’entreprise, le cœur bat véritablement.

De combien de valeurs se compose votre univers d’investissement ?
L’indice que nous suivons, le MSCI EMU, contient 2000 valeurs. Nous croisons les 200 valeurs présentant le meilleur dividende yield selon le consensus de marché et les 200 valeurs présentant le meilleur dividende yield selon nos propres calculs. Nous arrivons à un univers de 150 titres. En passant notre filtre qualité nous obtenons in fine 90 titres.

Avez-vous des seuils en termes de dividende yield ou de décote ?
Non. Le taux du fonds est de 4,90-5% contre 3,20% pour l’indice. Le dividende le plus bas est de 4,10%. Le plus haut est autour de 10%.

Selon vous, il est difficile d’accoler une étiquette haut dividende à un secteur...
Absolument. De même qu’il est hasardeux d’assurer qu’un secteur est value ou défensif.

Les choses évoluent énormément. Il peut y avoir de brutales ruptures
D’ailleurs, nous avons pu relever de significatives évolutions ces dernières années.
Les sociétés télécoms qui étaient traditionnellement distributrices de hauts dividendes ne l’ont soudainement plus été en raison de l’entrée d’Iliad qui a entraîné un total changement en la matière.
Les banques étaient également largement pourvoyeuses de dividende et ne l’ont plus été en raison de la modification de la réglementation.
Aujourd’hui des règles fiscales imposent aux foncières françaises de rémunérer généreusement leurs actionnaires. Il n’est pas exclu que cette fiscalité favorable à la distribution massive de dividende évolue demain.

Pour autant avez-vous des biais sectoriels ?
Nous n’avons pas à proprement parler de biais sectoriels.
Nous avons un engouement en ce moment pour les services aux collectivités italiennes, intensives en termes de capital et très endettées. Ces sociétés bénéficient du resserrement du spread du taux souverain et s’inscrivent dans un mouvement de consolidation d’ensemble. En Italie, chaque grande ville à une société de services aux collectivités. Le schéma est assez désordonné et inefficient.
Les mairies italiennes, déficitaires, qui ne récupèrent plus l’argent de l’Etat au niveau national, ont décidé de regrouper les entités qu’elles détiennent et de les privatiser tout en s’accaparant une partie du capital. Elles ont contraint les structures nouvellement constituées à verser tous les bénéfices sous forme de dividende. Le taux de distribution est ainsi considérable. Ce n’est pas propre au secteur mais est dû à une considération politique.

Envisagez-vous une discrimination géographique ?

Il y a des pays plus propices à la distribution de dividende que d’autres. C’est par exemple le cas de la Finlande et de l’Italie. Les sociétés allemandes ne sont pas traditionnellement des distributeurs de dividende car elles donnent priorité à l’investissement en capital. La France se situe plutôt à mi-chemin.

Ceci étant, le passage du filtre de qualité ne dépend pas de la robustesse du pays d’implantation. Ainsi les sociétés espagnoles ont du mal à passer les critères de Piotroski tandis que certaines sociétés grecques les passent aisément. Nous détenons en cela une compagnie aérienne grecque dont le prix a été divisé par 100 et dont le taux de dividende est supérieur à 10%.

Quel est le taux de distribution des entreprises que vous avez dans votre radar ?
Traditionnellement, la règle de la distribution est : 1/3 pour l’investissement, 1/3 pour les salariés, 1/3 pour les actionnaires. S’agissant du Cac 40, le taux de distribution est de 40%. Dans notre fonds le taux est proche de 70%.
En janvier 2014, nous avions 90 entreprises en portefeuille dont le taux de distribution était de 67%. En janvier 2015, nous avions 52 entreprises avec un taux de distribution de 71%.

Avez-vous été amenés à augmenter la cherté du portefeuille ?

Pas du tout. Malgré la concentration, le PE est 2 à 3 points en dessous de celui du marché. En cela, nous n’avons pas altéré la nature intrinsèque du fonds.

Vous pressentez une progression des profits des entreprises européennes pour cette année. L’amélioration des résultats conduira-t-elle selon vous à une hausse des dividendes versés ?
Il est difficile de répondre à la question.

Il est vraisemblable que la dépréciation de l’euro, la chute des prix des matières premières et notamment du pétrole sont des paramètres favorables à la hausse des bénéfices pour cette année.

Toutefois, la lecture ne sera pas immédiate dans les comptes.
En outre les répercussions positives sont à relativiser. Cela fait plusieurs années que les entreprises européennes travaillent dans un univers de devises adverse. De nombreux instruments de couverture ont été utilisés, des opérations de délocalisation ont été effectuées pour diminuer le risque. Dans le secteur aéronautique par exemple, quasiment tous les équipementiers français ont créé leur usine aux Etats-Unis.
S’agissant de la baisse du cours du baril, toutes les entreprises européennes ne travaillent pas à partir du pétrole brut, mais à partir d’intrants de chimie fine avec des contrats longs. Qui plus est, de nombreux clients n’hésitent pas à réclamer un impact sur le prix final.

Au-delà de ces considérations, toutes nos entreprises rencontrent un problème de capex. Les seuls investissements qui ont lieu sont des investissements de maintenance.
De plus, face à une morosité de la conjoncture économique à l’intérieur des frontières nationales, voire européennes, les dirigeants sont à la recherche de croissance externe ce qui milite pour une multiplication des opérations de fusion acquisition.
L’excès de cash devraient en premier lieu s’orienter vers l’investissement et les opérations de fusion acquisition avant d’aller vers la rémunération des actionnaires.
Ceci étant les entreprises sont plus enclines à maintenir leur taux de distribution des dividendes lorsque les résultats sont meilleurs.

De quelle manière abordez-vous le versement de dividende exceptionnel ?
Avant de rentrer sur un dividende exceptionnel, il faut être sûr qu’il va se passer quelque chose d’exceptionnel.
Il est, la plupart du temps, pas trop tard de se positionner une fois que la décision a été prise. L’idée est de sortir dès que le dividende est détaché.

La tendance au dividende exceptionnel est-elle ascendante en raison de la multiplication des opérations de restructuration ?
Non. Les entreprises qui font des cessions d’actifs utilisent souvent le produit de la vente pour un réinvestissement.
Nous n’avons pas vu de montée en puissance du dividende exceptionnel. Les cas sont véritablement particuliers. On peut en dénombrer deux dans l’année dans notre portefeuille.

Quel regard portez-vous sur la surchauffe observée sur le segment des valeurs à haut dividende aux Etats-Unis. Pensez-vous que nous puissions connaitre le même phénomène en Europe du fait du quantitative easing de la BCE qui suppose un affaiblissement durable des taux d’intérêt et une abondante injection de liquidité ?
Nous ne voyons pas encore de surchauffe. Bien au contraire, nous observons toujours des sous valorisations. Le PE du MSCI EMU se situe à 14,9, le ratio price to book à 1,6 et le ratio price to cash flow à 9.

L’absence de surchauffe en Europe comparativement aux Etats-Unis s’expliquerait par la configuration du marché. Nous avons outre Atlantique des investisseurs plus averses au risque, une demande plus importante pour les actions à rendement, un univers moins étoffé en termes de dividendes en raison d’une préférence faite à l’utilisation du rachat d’actions. Le déséquilibre offre-demande est manifeste. Ce qui n’est pas le cas en Europe. L’univers d’investissement est bien plus vaste.

Cette absence de surchauffe ne s’explique pas uniquement par des paramètres techniques de marché. Entre les Etats-Unis et l’Europe nous avons deux systèmes de financement et deux cultures d’entreprises fondamentalement très différentes.
Une entreprise américaine se finance par le marché. Une famille américaine est investie dans les actions et jouit d’un effet richesse par le marché. Dès lors que la Fed fait bouger le marché, tout ce petit monde bouge.
En Europe continentale, nous sommes sur une intermédiation pure par les banques. Les ménages ne sont pas très investis en actions.
La BCE est la seule entité véritablement européenne qui fait un travail efficace. Elle gagne du temps pour permettre la mise en œuvre les réformes structurelles requises dans les pays de la zone euro : modification du droit du travail en France, mise en place d’un cadastre digne de ce nom en Grèce. Le problème est que les réformes ne sont pas prises. Je crains malheureusement que l’on s’aperçoive rapidement que le QE n’est pas productif. La BCE ne réussira pas à elle seule à faire redémarrer de manière conséquente l’économie. C’est ce qui explique que la surchauffe n’est pas pour demain.

Quand bien même cette surchauffe venait à arriver, je ne suis pas inquiet à son sujet. Cela suppose de ne pas rester statique, d’avoir une importante rotation. Il ne faut pas avoir d’idée arrêtée sur le plan sectoriel ou géographique.

*avec la contribution de Caroline Canard, gérante actions chez CPR AM

Propos recueillis par Imen Hazgui