Interview de Fodil  Adjaoud* : Professeur en finance titulaire à l'École de gestion Telfer de l'Université d'Ottawa

Fodil Adjaoud*

Professeur en finance titulaire à l'École de gestion Telfer de l'Université d'Ottawa

Les investisseurs aiment les actions à dividende car ils se sentent rassurés

Publié le 25 Février 2015

Selon vous d’un point de académique, après 50 années de recherches foisonnantes, le dividende demeure encore un mécanisme financier mal appréhendé…
Absolument. A la question de savoir pourquoi les entreprises versent des dividendes, la réponse à apporter n’est pas évidente. Des tentatives de solution ont été entreprises mais sans résultats concrets. De tous les domaines de la finance, c’est sans doute le dividende qui a le plus survécu à toutes sortes d’interprétations. Il est intéressant de constater si l’on ouvre le Journal of Finance, que même en 2015, il y a encore de la publication qui se fait sur le dividende.

Pensez-vous que cette acuité s’explique par la quête du rendement dans un environnement de taux anormalement bas ?
Je ne pense pas que cela en soit la cause. Je l’expliquerais davantage par la considération accrue que l’on a aujourd’hui pour la question de la gouvernance d’entreprise, les scandales financiers et le désir des chercheurs de résoudre le puzzle.

Une des pistes explorée a consisté à déterminer si le versement du dividende par une entreprise influençait d’une manière ou d’une autre la valeur de ses actions...

Selon les professeurs Modigliani et Miller qui ont obtenu le prix Nobel d’économie, il est clairement avéré, en considérant plusieurs hypothèses, que la distribution d’un dividende par une entreprise n’aurait aucun impact sur son cours de bourse. Autrement dit, il n’y a pas de relation directe entre le prix de l’action et le montant du dividende.

Pourtant d’autres académiciens à l’instar de Kenneth French soutiennent l’existence d’un lien entre les deux sur le long terme ?
C’est en cela que la réponse n’est pas si claire. En effet, certaines études se sont efforcées de démontrer que des portefeuilles constitués sur la base de taux de rendement en dividende (dividend yield) élevés affichent une meilleure performance que les autres. Cette théorie est d’ailleurs la base de la stratégie « Dogs of the Dow » bien connue. Toutefois, pour certains chercheurs le constat serait plus le fruit d’une anomalie des marchés.

Si l’on accepte qu’il n’y a pas de lien direct, pourquoi les entreprises versent elles des dividendes tout de même ?

Plusieurs tentatives d’explications ont été avancées. Certaines prétendent que ce qui importe c’est le contenu en informations que le marché peut déceler dans le changement d’un comportement lié au dividende. Si une entreprise a l’habitude de verser un dividende de 1 euro et qu’elle décide de l’augmenter à 1,10 euro, le marché a vocation à réagir positivement à l’annonce de ce changement. Il y aurait donc un lien entre cette annonce et la valeur de l’entreprise.

Comment établir ce lien ?
Le marché interpréterait la hausse du dividende comme une bonne nouvelle sur la rentabilité de l’entreprise dans le futur. Le dividende deviendrait ainsi un véhicule informationnel sur la rentabilité de l’entreprise et par ricochet sur sa valeur.

Autant une hausse du dividende induirait une amélioration de la rentabilité future autant une baisse du dividende supposerait une dégradation de cette même rentabilité…
Tout à fait. Cette observation éclairerait sur la raison pour laquelle les gestionnaires seraient réticents à baisser le dividende et lorsqu’ils n’auraient pas le choix, préfèrent opérer une baisse significative plutôt que des baisses successives. Le contraire prévaut en cas de hausse où on préfère faire durer le plaisir…

Selon d’autres experts, les entreprises verseraient un dividende plutôt pour réduire les coûts d’agence…

Selon cette conception, la séparation entre la propriété de l’entreprise et sa gestion crée des conflits entre les intérêts des propriétaires et les intérêts des gestionnaires. Ainsi le dirigeant de l’entreprise ne prendrait pas des décisions uniquement pour augmenter la valeur de l’entreprise et générer un effet richesse pour les actionnaires. Ce non alignement des intérêts entrainerait des coûts d’agence.
Le dirigeant peut se servir du dividende de manière à prouver qu’il agit de bonne foi, et à démontrer qu’il n’entend pas agir pour gaspiller les ressources de l’entreprise de manière vaine vis-à-vis des propriétaires. En cela le dividende devient un mécanisme gouvernance de la rentabilité de l’entreprise. Il serait placé au même niveau que la composition du Conseil d’administration, l’indépendance de ses membres ou la structure du capital.

Y a-t-il eu des études qui s’attachaient à comprendre pourquoi les investisseurs tendaient à aller vers ces actions à dividende ?
Le comportement des investisseurs est difficilement explicable par les outils académiques.
A partir de la théorie informationnelle ou de la théorie de réduction des coûts d’agence, on pourrait déduire que les investisseurs aiment les actions à dividende car ils se sentent rassurés au niveau de la bonne gouvernance de l’entreprise. Mais il existerait d’autres raisons possibles, notamment un effet de clientèle fiscale. Une autre explication semble émerger : depuis les crises financières des années 2000 et la bulle internet, le dividende semble être plus fiable que les résultats comptables plus sujets à manipulation.

Dans les années 2000, la notion de gouvernance est devenue tellement centrale que certains académiciens se sont mis à faire correspondre la différence de politique des dividendes avec la différence existante dans les droits accordés aux investisseurs…

Selon certaines études, dans les pays où les droits des investisseurs sont mal protégés, la politique de dividende est différente de celle qui prévaut dans les pays où les droits des investisseurs sont mieux protégés. Une distinction s’opérerait ainsi entre les pays à droit canonique comme la France et les pays à droit commun comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, ou le Canada.
Ainsi dans les pays à droit commun, les droits des investisseurs seraient fortement protégés, et il y aurait des outils pour pousser les gestionnaires à se discipliner et à verser des dividendes. Ce qui ne serait pas le cas dans les pays à droit canonique, où le gestionnaire serait libre de faire ce qu’il souhaite et moins enclins à verser du dividende.

Est-ce pour cela que les rachats d’actions sont plus importants aux Etats-Unis qu’en Europe ?
Je ne suis pas bien familier avec la situation en Europe, mais selon certaines études, la popularité des rachats d’actions s’expliquerait davantage par un effet fiscal et la flexibilité de la décision sous-jacente.

Pour autant une entreprise peut avoir une bonne gouvernance sans verser un dividende ?
Bien entendu. Les investisseurs ont d’autres mécanismes que le dividende pour apprécier la bonne gouvernance d’une entreprise. En fait certaines études voient le dividende comme un substitut à la qualité de la gouvernance tandis que d’autres le considèrent comme un complément.

Y a-t-il eu un axe de recherche sur la manière d’apprécier la qualité d’un dividende versé ? D’aucuns distinguent deux types d’entreprises qui versent des dividendes : celles qui versent des dividendes pour de bonnes raisons notamment parce que la rentabilité va en s’améliorant et celles qui versent des dividendes pour de mauvaises raisons notamment pour soutenir leur cours de bourse ?
Si l’on accepte le lien entre le versement du dividende et la bonne gouvernance d’une entreprise, alors on suppose qu’il n’y a pas foncièrement de bon et de mauvais dividende.
Une entreprise qui veut verser un dividende pour uniquement soutenir son cours de bourse ne parviendrait vraisemblablement pas à le faire de manière durable car elle serait vite démasquée par les investisseurs par le biais de mécanismes de marché qui se veut efficient. Cette démascation rapide est de nature à dissuader la direction d’une entreprise de se lancer dans une telle duperie.

C’est ce qui vous amène à conclure que plus que le dividende c’est la rentabilité de l’entreprise qui domine dans l’analyse boursière d’une entreprise…
C’est l’ampleur de la rentabilité qui conditionne l’évolution d’un cours de bourse et non la répartition de cette rentabilité. Apple jusqu’à récemment ne versait pas de dividende. Cela n’empêchait pas le marché de juger que la société avait des bons fondamentaux, une bonne gouvernance et de pousser le cours de l’action à toucher des sommets.

Une dernière réflexion ?
Si la tendance de la recherche se maintient, je prédis que le dividende sera centenaire et encore plus énigmatique…

* Fodil Adjaoud est à l’origine de nombreuses publications sur le dividende, notamment dans Canadian Journal of Administrative Sciences, Finance (AFFI), Journal of Banking and Finance, Journal of Business Finance and Accounting.

Propos recueillis par Imen Hazgui