Interview de Jeanne Asseraf Bitton : Responsable de la recherche cross asset chez Lyxor Asset Management.

Jeanne Asseraf Bitton

Responsable de la recherche cross asset chez Lyxor Asset Management.

Les actions de la zone euro sont très loin d'avoir rattrapé leur retard accumulé par rapport aux actions américaines ou aux actions japonaises

Publié le 19 Octobre 2015

Quel regard portez-vous sur l’évolution du marché des actions de la zone euro ?
En début d’année, notre thématique principale sur le marché des actions de la zone euro portait avant tout sur la progression des résultats d’entreprises. L’activité qui devenait un peu plus dynamique devait entrainer une amélioration des profits des entreprises de nature à réveiller le marché.
Nous n’étions donc pas sur une thématique de valorisation sur la base d’un ratio cours sur bénéfices futurs (Price Earning Ratio) particulièrement décoté. Nous estimions que ce PER était certes inférieur à celui des Etats-Unis, mais pas de manière inhabituelle, autrement dit en ligne avec la moyenne historique.

Le principal argument sous jacent à ce positionnement résidait dans le fait que la BCE avait entamé son programme d’assouplissement quantitatif et qu’on commençait à en voir les fruits au niveau de la distribution du crédit au sein de la zone euro. Selon les données disponibles, nous assistions à un véritable décollage de l’impulsion de crédit. Celle-ci correspond à la demande de crédit à laquelle répond une volonté des banques de prêter.
Or, il y a, si l’on se fie à l’historique de ces dix dernières années, un lien très fort entre cette impulsion de crédit et les prévisions de bénéfices par action au sein de la zone euro à 12 mois. Un engrenage positif sur l’activité des entreprises se mettant en place grâce au surcroit de distribution de la liquidité par les banques. Tel fut le cas notamment en 2010.
Sur ces dernières semaines, la révision en hausse des résultats des entreprises a perdu énormément d’élan du fait de la détérioration de la conjoncture économique globale.

Cette dynamique de révision en hausse des résultats est donc en train de s’épuiser. Le consensus table pourtant toujours sur une progression des bénéfices de 15% ?

Le potentiel de progression des marges pour les entreprises de la zone euro est considérable. Avec un levier opérationnel fort, une reprise de l’activité et des marges faibles, la progression des bénéfices aurait pu s’établir à 15% ou plus. Cependant, ce qui pose difficulté, c’est que la reprise de l’activité dans le monde se caractérise par une dichotomie très forte entre le secteur manufacturier et le secteur des services. Que ce soit dans la zone euro, aux Etats-Unis, au Japon, en Chine, l’industrie connait une quasi-stagnation, si ce n’est une récession. Or, nos économies conservent une forte sensibilité à la cyclicité de ce secteur même si ce n’est pas le plus important en termes de poids dans le produit intérieur brut.

Comment expliquez-vous la faiblesse du secteur manufacturier ?
Le peu d’activité que l’on a aujourd’hui dans le monde est le résultat de dévaluations compétitives menées par les pays développés pour relancer l’activité. Cela donne in fine un jeu à somme nulle. Personne ne parvient véritablement à tirer son épingle du jeu. C’est ainsi que le commerce international stagne et que l’industrie est vivement affecté.
Néanmoins les politiques très accommodantes des banques centrales ont un effet favorable sur les services.

Ainsi cette reprise créée artificiellement par les banquiers centraux a une caractéristique atypique…

C’est cette caractéristique atypique, qui tient au fait que l’industrie ne participe pas à l’engrenage positif de l’activité dans le monde, qui nous retire une grande visibilité sur la progression des résultats des entreprises notamment de la zone euro. Jusque là, la plupart des cycles que l’on a pu vivre ces cinquante dernières années étaient en partie tirée par le secteur industriel, au-delà du secteur immobilier.

Finalement qu'anticipez-vous du coté des profits des sociétés de la zone euro pour cette année ?

Des impacts positifs du programme de quantitative easing de la BCE sont encore devant nous. Nous devrions encore voir un redressement des marges. Pour autant nous tablons davantage sur une hausse des profits de 10-12%. Cela nous parait plus raisonnable que le 16% encore envisagé par le consensus actuellement.

Ceci étant, nous sommes également conscients qu’il faut que des mécanismes qui ne sont pas encore en œuvre nous le confirment. Ainsi nous nous attachons à suivre l’état du consensus au sujet des profits des entreprises au fil des données publiées par ces dernières. A ce stade une inflexion à la baisse est clairement perceptible en raison de la détérioration du secteur manufacturier chinois qui nuit à la croissance de l’ensemble de l’économie de la Chine et par conséquent aux sociétés exportatrices européennes fortement positionnées sur cette région du monde.

La révision à la baisse des bénéfices des sociétés de la zone euro peut-elle conduire à une capitulation sur le marché ?

Les actions de la zone euro sont très loin d’avoir rattrapé leur retard accumulé depuis la crise des dettes souveraines par rapport aux actions américaines ou aux actions japonaises.
Une mise en relation peut être faite entre la performance relative zone euro/ Etats-Unis et l’écart qui existe entre les indicateurs des surprises économiques de Citigroup pour chacune des régions. Entre janvier et avril 2015, le momentum économique au sein de la zone euro s’améliorait alors que celui en vigueur aux Etats-Unis se dégradait. Nous avons alors assisté à une surperformance des actions de la zone euro par rapport aux actions américaines.

La question à se poser est de savoir si cette différentiation dans le momentum économique entre la zone euro et les Etats-Unis pourrait se répéter au profit de la zone euro. Il me semble que la réponse est positive. Le niveau actuel du baril de pétrole est beaucoup favorable à la zone euro qui est nette importatrice qu’aux Etats-Unis. En d’autres termes, le contrechoc pétrolier est bien plus positif pour l’activité dans la zone euro que pour l’activité aux Etats-Unis. Dans ce dernier pays, si le fort repli du cours du baril est propice à un gain de pouvoir d’achat des ménages et à une baisse des couts de production pour certaines entreprises, il est également très pénalisant pour de nombreux producteurs
d’énergie américains qui représentent un pan non négligeable de l’industrie et de la croissance américaines.

Le gain de pouvoir d’achat pour les ménages américaines ne s’est d’ailleurs par traduit par une plus forte consommation de ces derniers. Comment l’interprétez-vous ?
Par la situation contrastée que présente le marché du travail américain. D’un coté le chômage a énormément baissé, à 5,1%. D’un autre coté, il y a une forme de sous emploi importante. De nombreux Américains travaillent à temps partiel contre leur volonté. Cela engendre alors une crainte sur l’avenir et une légère hausse du taux d’épargne. Celui-ci est encore autour de 5% depuis 2013, contre 10% dans les années 1980-1990.

Ce qui est particulièrement notable en revanche, c’est la persistance du niveau d’épargne sur les revenus malgré la reconstitution du patrimoine financier des ménages Américains grâce à la hausse des actions américaines et des prix immobiliers. Le patrimoine net des ménages aux Etats-Unis est estimé présentement à six fois et demie les revenus disponibles annuels. C’est un niveau proche des plus hauts niveaux atteints en 2007. A l’époque le taux d’épargne se situait autour de 2%. L’impression est donnée que les ménages Américains n’ont pas le sentiment que leur enrichissement soit pérenne.

Deux éléments de soutien sont identifiés pour la poursuite de la hausse des actions de la zone euro au cours des prochaines semaines : une stabilisation mécanique de la croissance de la Chine suite aux différentes mesures de relance prises sur le front monétaire et budgétaire et une expansion du programme de rachat d’actifs de la Banque centrale européenne. Qu’en pensez-vous ?

Nous devrions effectivement entrevoir une stabilisation de la croissance chinoise. Cela devrait constituer un élément si ce n’est un élément de confiance supplémentaire, du moins un élément de risque en moins, pour les investisseurs sur les actions de la zone euro.

La BCE est très attentive au niveau des anticipations d’inflation. Ce niveau est dernièrement remonté de 1,56 à 1,67%. Il ne me parait donc pas que la Banque centrale soit dans l’urgence d’agir. Le président de l’institution monétaire Mario Draghi devrait davantage rester dans un discours rassurant selon lequel la BCE se tient prête à intervenir si nécessaire. Un tel discours pourrait avoir un impact de court terme sur le marché.

D’aucuns tablent sur des annonces concrètes de la BCE début décembre, car elle pourra alors s’appuyer sur les nouvelles prévisions de son staff s’agissant de la croissance et de l’inflation au sein de la zone euro ?

La BCE a commencé à mettre œuvre son programme de rachat sur les titres de dette souveraine depuis quatre mois. Elle ne dispose pas encore du recul nécessaire pour accroitre dès décembre ce programme dans sa taille ou dans sa durée. Elle devrait essentiellement chercher à aider à la psychologie du marché en communiquant notamment sur sa réflexion d’un élargissement de son champ d’intervention pour stimuler le crédit bancaire car le programme de rachat d’actifs adossés aux crédits bancaires (ABS) reste timide.

Une véritable extension du programme de la BCE pourrait être acté si les anticipations d’inflation venaient de nouveau à connaitre un vif recul du fait d’un obscurcissement de la toile de fond macro ou microéconomique afin de permettre à ancrage de ces anticipations à un niveau plus élevé entre 1,5% et 2%.

Quel principal risque entrevoyez-vous pour le maintien du parcours ascendant des actions de la zone euro ?

Un statu quo de la Fed au sujet de ses taux directeurs pourrait supposer la prise en compte d’un risque de désinflation plus prononcé aux Etats-Unis du fait des difficultés rencontrées par le reste du monde et alimenter l’inquiétude du marché.
Un relèvement des taux ne serait de nature à rassurer les marchés s’il s’avère nécessaire, donc si les statistiques économiques américaines sont suffisamment bonnes. Si la Fed venait à agir alors que les statistiques étaient encore mitigées, il n’est pas du tout acquis que le marché salue cette action.

Je pense que la menace réside davantage dans l’intensification des doutes des investisseurs quant à l’efficacité réelle des politiques monétaires accommodantes des banques eu égard à l’état des économies réelles. Dans ce cas, nous pourrions avoir une révision négative des anticipations de croissance à long terme et d’inflation dans les grandes régions du monde, que ce soit aux Etats-Unis, au Japon, en Europe, en Chine... Cette révision négative impliquerait forcément une incidence sur les attentes en termes de progression des profits des entreprises.

Est-il raisonnable d’envisager un retour du Cac 40 autour des 5000 points d’ici la fin de l’année ?

Cela me parait un peu audacieux. Il faudrait une véritable surprise au niveau de l’activité ou de la politique monétaire de la BCE.

Avez-vous réduit la voilure sur votre exposition aux actions de la zone euro depuis le début de l’année ?

Nous avons réduit la voilure. Nous ne faisons pas le pari de miser plus sur les valeurs cycliques que sur les valeurs défensives. Nous considérons qu’être sur les actions de la zone euro c’est déjà prendre un risque cyclique. Nous ne voulons pas empiler un risque cyclique sur un autre risque cyclique.
Nous sommes davantage sur les larges capitalisations que sur les petites et moyennes capitalisations car nous sommes d’avis que les valorisations sont plus attractives dans le premier compartiment.
Nous préférons les valeurs locales, exposées à la croissance domestique, aux valeurs internationales du fait du caractère atypique de la reprise.
Nous conservons un certain engouement pour les valeurs bancaires européennes en raison du redémarrage du crédit.

Propos recueillis par Imen Hazgui