Interview de Sylvain de Forges : Directeur général délégué d'AG2R La Mondiale

Sylvain de Forges

Directeur général délégué d'AG2R La Mondiale

Fed, BCE : les banques centrales sont confrontées à un tout nouveau monde dont elles n'ont pas la carte

Publié le 03 Décembre 2015

Comment expliquez-vous malgré l’abondante injection de liquidité des banques centrales que la croissance soit si faible ?
La croissance n’est pas au rendez-vous car la liquidité ne circule pas. Il n’y a pas de lien direct et mécanique entre la liquidité interbancaire et la liquidité octroyée aux agents non financiers car il n’y a pas d’encadrement du crédit ou de contrôle de change. Admettre qu’en mettant beaucoup de liquidité dans la sphère interbancaire, il y aura mécaniquement un transfert vers la sphère de l’économie réelle, en supposant que cela n’a jamais été exact, est désormais erroné.
Cela fait sept ans que l'hypothèse de ce mécanisme de transmission de la liquidité ne fonctionne ni sur le marché américain, ni sur le marché britannique, ni sur le marché japonais ni sur le marché européen. Cela tend à mettre en doute, tout bonnement, l'hypothèse elle-même, en tous cas dans l'environnement financier mondialisé si différent, depuis 2007 à tout-le-moins, du monde tel que représenté par les modèles "classiques".
Les outils des banques centrales n’ont pas été en mesure d’agir par le passé et ne pourront pas agir à l’avenir sur la croissance. Au demeurant, n'avons-nous pas pu constater de fortes croissances aussi bien en temps d’inflation forte que d’inflation basse?

Comment analysez-vous l’incapacité des banques centrales à faire remonter l’inflation ?

Deux des moteurs principaux de l’inflation sont arrêtés, durablement. Les prix des matières premières ont enregistré un vif repli dans une proportion inattendue. Nous sommes entrés dans un mode productif beaucoup plus circulaire, et progressivement plus économe. La part de recyclage de cette économie circulaire est bien plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a une dizaine d’années à la fois dans les pays développés et dans les pays émergents, surtout en Chine.
Je ne vois pourquoi les prix des matières premières, en particulier des métaux, remonteraient violemment.
Par ailleurs, les pressions à la hausse des salaires, du moins pour les emplois délocalisables, très nombreux, sont extrêmement faibles et devraient le rester. Nous sommes partis pour 50 ans d'entrée sur le marché du travail mondialisé concurrentiel de gens qui sont dans une extrême pauvreté. Cette entrée, heureuse au fond, de cette main d’œuvre nouvelle devrait limiter considérablement les revalorisations salariales dans les pays développés.
Ce n’est pas parce que nous avons un risque géopolitique que l’inflation repartira indubitablement. Notre monde est beaucoup plus malléable qu’on ne peut l’imaginer a priori. Le marché pétrolier – auquel vous pensez d’abord en posant votre question - a réussi à se passer de l’Irak et de l’Iran comme producteurs sans conséquence catastrophique. Il finit toujours par se rééquilibrer d’une manière ou d’une autre - mais, certes, avec une volatilité grande à laquelle il nous faudra nous accoutumer. Là comme en de multiples domaines.

La faible efficacité des banques centrales pourrait-elle entacher leur crédibilité ?

A ce stade, je parlerais de perte de confiance dans l’efficacité des instruments « classiques » de la politique monétaire au regard des objectifs qui leur sont « traditionnellement » dévolus ; et non de perte de crédibilité des banques centrales.
Tout d’abord, il faut rappeler que les injections de liquidité dans le marché interbancaire avaient avant tout pour but d’éviter une crise, éventuellement violente, sur ces marchés – et que ça a parfaitement réussi. Les banques centrales sont ici plus que crédibles : efficaces.
La régulation des prix, et en immédiate seconde ligne celle des prix de l'argent, des taux d'intérêt, constitue la mission première des instituts d’émission - qui pour cela sont aussi des banques centrales. Et désormais elles influencent ou fixent ces prix sur l’ensemble de la courbe des taux, y compris les taux longs – c’est qui très novateur. Au fond, elles sont seules à pouvoir le tenter - elles sont les derniers teneurs de marché qui ne soient pas soumis à Bale III ou des règles de même nature.

Cette fonction de fixation de ces prix-là, qui est en amont, est certainement aussi importante que la fonction classique d’influence sur la croissance ou sur l’inflation. En cela les banques centrales conserveront une vraie puissance même si elles ne l’exercent pas dans le but ou dans les principes classiquement retenus. Ou avec des moyens nouveaux.
A l’avenir, la crédibilité des banques centrales pourrait être entamée si les taux qu’elles pratiquent n’étaient pas repris par le marché. C’est une situation très hypothétique, qui n’est en rien la situation actuelle. Les taux du système interbancaire ou des opérations entre banques (dont bien sûr les « centrales »), sur toute la courbe, servent bien de référence et de pivot pour les taux dans le reste de l’économie.

La prise de conscience du décalage qui existe entre ce que l’on attendait des banques centrales et ce qu’elles peuvent véritablement faire sur le terrain peut-il conduire à une panique sur les marchés ?

Je ne le pense pas, en soi. Réviser une analyse de l'existant n'est pas en soi un facteur de création de tensions nouvelles. Permettez-moi une métaphore : la découverte de la relativité a certes fait regarder autrement la mécanique classique et modifié le destin de nombreuses machines préexistantes ; mais ce fut heureusement fort progressif. Et généralement un progrès.

Cela fait plusieurs années que l’on parle de krach obligataire...

Cette évolution pourrait-elle affecter le marché des actions ?

Je ne pense pas que la croissance des multiples soit le résultat des politiques monétaires.
Dans un monde globalisé d’inflation basse ou nulle, de pressions salariales très faibles, la profitabilité est remarquable par endroits. Elle devrait continuer à soutenir le marché actions.

Quelle lecture faites-vous de l’indécision dans laquelle se trouvent les banques centrales ?

Nous sommes dans un tout nouveau monde dont on n’a pas la carte. Les réflexes élémentaires, les comportements, les habitudes sociologiques ont changé. On a perdu nos repères y compris de logique élémentaire. Tout raisonnement sur la base d’une analyse chartiste est inutile. C’est ce qui explique et légitime à mes yeux l’indécision forte dans laquelle se trouvent les banques centrales.
A quelle suite des évènements vous attendez-vous du côté des taux ?
Dès lors que les pressions inflationnistes sont quasi inexistantes et que les perspectives de croissance sont très faibles, je m’attends à des taux d’intérêt durablement très bas.

Iriez-vous jusqu’à tabler sur des taux négatifs durables ?

Cela ne me parait pas improbable.
Déjà en 1993, je pensais qu’il n’était pas exclu que l’on voit des taux d’intérêt négatifs. L’ouverture de la Chine, les résultats de l’effondrement du mur de Berlin, la désinflation compétitive et la réaction des économies d’Europe occidentale à la crise immobilière de 1990 devaient conduire à la disparition de l’inflation pour des raisons structurelles. La croissance se réduisant et la productivité ne suivant pas forcément, des taux réels et nominaux négatifs pouvaient en découler. C’était certes théorique, à l’époque quoique, déjà, existant au Japon…
Je partais de l’hypothèse qu’il n’y avait pas de raison pour que les banques centrales se mettent un impératif catégorique de ne pas franchir la « limite du zéro ».

On avance aujourd’hui la nécessité pour la Fed de remonter ses taux pour se reconstituer une marge de manœuvre en cas d’un nouveau trou d’air. C’est considérer qu’il n’est pas possible pour la Fed d’avoir des taux directeurs négatifs. Pourquoi donc?

Ces taux durablement très bas n’auront-ils pas pour inconvénient de conduire à l’alimentation de bulles spéculatives ?

Comment définir une bulle, par rapport à des évolutions de prix de certains actifs? Si l'on retient comme définition une croissance forte suivie d'une "explosion" brutale, je constate que, dans l'histoire, qu’il n'y a nulle corrélation entre bulles (montée puis explosion), évolution du niveau général des prix, croissance. Il y a eu de très jolies bulles dans des périodes d'inflation élevée...
La question posée récemment par un analyste « Et si la bulle n’éclatait pas ?» m’a réjoui, tout simplement.

Propos recueillis par Imen Hazgui