Interview de Gilles  Frisch  : Gérant obligataire chez Swiss Life Asset Management

Gilles Frisch

Gérant obligataire chez Swiss Life Asset Management

Obligations des entreprises européennes à haut rendement : nous pourrions avoir une très bonne performance du marché, de l'ordre de 10%, cette année

Publié le 07 Mars 2016

Quel regard portez-vous sur l’évolution du segment des obligations à haut rendement européen (dit high yield) depuis le début de l’année ?
Des tensions ont été ressenties sur ce marché depuis le début de l’année. Différentes raisons à cela. En premier lieu, la mise à mal du marché du high yield américain du fait des difficultés rencontrées par le secteur de l’énergie et autres matières premières suite au vif repli du cours de baril de pétrole et au fort ralentissement de la dynamique économique en Chine.
Qui plus est, les investisseurs ont été pris à revers. Beaucoup s’attendaient à un effet marché traditionnel en janvier caractérisé par un repositionnement substantiel à l’achat consécutivement aux ventes massives du mois de décembre.
A cause de la baisse des prix importante qui s’est dessinée en novembre et décembre, et du fait de l’incapacité à revendre l’ensemble des actifs désirés sur fond d’une liquidité insuffisante, certains opérateurs ont reporté leurs transactions de fin d’année et la tendance a été plutôt à la poursuite des débouclements de positions en janvier et février.
Ceci étant, depuis une semaine, on remarque une remontée relativement sensible des prix, probablement du fait de l’arrivée à terme des programmes de ventes, de la recherche de rendements significatifs dans un contexte de taux extrêmement bas voire négatifs, et de la stabilité des taux de défaut.

La persistance des troubles dans le secteur énergétique américain est-il susceptible d’affecter davantage le marché du high yield européen ?

Si on considère le secteur énergétique américain, les rendements des titres émis se situent entre 15% et 25%. En cela, les risques sous-jacents sont à notre sens largement reflétés dans les prix.
Nous ne voyons pas de raisons fondamentales d’une contagion du secteur pétrolier vers le reste du marché high yield américain. Un grand nombre de sociétés industrielles américaines émettrices bénéficient d’un prix de pétrole et de gaz avantageux. C’est le cas des sociétés du secteur de la chimie, du secteur du raffinage, du secteur du packaging par exemple l’emballage en verre où 70% des couts sont liés au gaz naturel. Ces entreprises affichent de ce fait une solidité renforcée.
En conséquence, même en excluant le secteur énergétique, le rendement que sert le marché du high yield américain, continue à être très généreux historiquement, de l’ordre de 8,5%.

Quid de l’hypothèse d’une remontée plus rapide qu’anticipée des taux directeurs de la Fed suite à un rebond notable du prix du baril qui impliquerait un renchérissement du cout de refinancement des sociétés high yield américaines ?

Une poursuite du processus de remontée des taux directeurs par la Fed ne devrait pas avoir beaucoup d’impact. Le taux à dix ans américain est actuellement à 2%. Parallèlement le taux sur le marché high yield américain est en moyenne de 10%. Avec un spread de 800 bp, la marge est tellement grande que même si le taux à dix ans passe à 3% et que le portage descend à 9%, cela ne fera pas une grande différence. Dit autrement le niveau du rendement est tel que la sensibilité à une remontée modérée des taux américains est très limitée.
En outre, historiquement la corrélation entre les obligations d’Etat et les obligations high yield est extrêmement faible.

Quid de l’effet de contagion qui pourrait émaner de la courroie de transmission que constituent les banques américaines ?

Les sociétés américaines se financent à hauteur de 70% par le marché obligataire et 30% par prêts bancaires. Ainsi les banques américaines sont moins sujettes à la mise à mal d’un secteur en particulier comparativement aux banques européennes où les ratios de financement sont inversés.
En outre, la baisse du pétrole date à présent de pratiquement 20 mois. Les banques américaines ont eu le temps nécessaires pour réagir : discuter avec les sociétés du secteur énergétique en vue de restructurer des dettes, supprimer des lignes de crédit basées sur la valeur des actifs, le cas échéant en faisant appel au mécanisme spécifique au secteur du pétrole outre Atlantique, de l’ « asset based lending ». Ces différentes mesures sont déjà intégrées dans les prix des titres.

Le secteur bancaire européen a été violemment chahuté en ce début d’année. De quelle manière l’accentuation du risque bancaire pourrait affecter le compartiment du high yield européen ?

Dans l’univers de la dette bancaire, bien plus que les titres subordonnés émis sous Bâle 2- les « legacy Tier1 »- où nous trouvons encore de la valeur à récupérer, une menace pèse sur la dette levée au format Bale 3- les « additionnal tier 1 » ou « Coco ». Nous sommes d’avis que le risque n’est pas rémunéré sur ces actifs. Il y a d’énormes possibilités données aux banques de ne pas payer leurs coupons, dans certains cas même en continuant à payer un dividende. La protection des porteurs de dette subordonnée est en conséquence bien moindre. Malgré la baisse des prix, le rendement n’est pas encore suffisant.
Notre sentiment est que cette menace n’aura pas d’impact sur l’univers high yield européen dont les « additionnal tier 1 » ne font plus partie depuis début 2015, autrement dit depuis que les grandes banques comme Bank of America Merrill Lynch, qui ont des indices HY ont décidé de retirer ces instruments.
On peut estimer désormais que 90% des investisseurs en HY ne travaillent plus sur ces papiers d’un nouveau genre. Ces actifs sont davantage traités dans des fonds spécialisés.
Les deux classes d’actifs sont véritablement séparées à présent.

La mise en souffrance additionnelle du secteur des matières premières pourrait donner lieu à la dégradation de la note d’un certain nombre de grandes entreprises jusqu’ici notées « investment grade » (IG). Après Anglo American, qui intègre les indices High Yield ce mois-ci, sont dans le collimateur Glencore, Repsol, Casino… Le downgrading de ces sociétés aura pour conséquence d’étoffer massivement l’offre dans l’univers du high yield. Entre 25 et 30 milliards d’euros pourrait venir s’ajouter aux 300 milliards d’euros comptabilisés dans le compartiment du high yield. Ce surplus d’encours de près de 10% doit être absorbé, ce qui ne sera pas évident… Qu’en pensez-vous ?

Le marché des fallen angels, autrement dit de ces sociétés qui passent de IG à HY, est de nature à se développer énormément. Dans le secteur énergétique américain, on estime qu’il y a plusieurs centaines de milliards de dollars de sociétés BBB susceptibles d’aller dans le segment du haut rendement.
Ce processus de dégradation est plutôt une opportunité. Les sociétés qui entrent dans le compartiment du HY sont généralement des sociétés de plus grande taille, plus liquides (avec des souches de 500 millions à 1 milliard) ce qui permet de payer des fourchettes de prix plus faibles (avec moins de frottement), et qui offrent un rendement intéressant.
Historiquement, on observe une baisse des prix assez notable à la suite de la dégradation de la note, en raison des ventes massives des investisseurs IG. Quelques semaines plus tard cependant, lorsque les noms entrent dans les indices à haut rendement, on assiste à un rebond des prix. Ce décalage de prix entre flux vendeurs et flux acheteurs a pu être remarqué début mars quand Anglo American, émetteur de 7,5 milliards d’euros de titres de dette, a fait l’objet d’un downgrading. Les obligations de cette société ont d’abord perdu 20% et ont repris 10% au fur et mesure que les investisseurs à haut rendement se sont mis à racheter.

L’inertie du marché primaire et la tombée régulière des coupons rend l’arrivée des fallen angels d’autant plus bienvenue...

Absolument. Aujourd’hui il y a peu de marché primaire en raison de la grande volatilité. Toutefois les investisseurs ont toujours du cash et tirent avantage de tombées de coupons. Chaque mois il y a un demi pourcent de cash supplémentaire. Traditionnellement les investisseurs HY détestent avoir du cash dans leur portefeuille. Face un retour d’accalmie, les indices peuvent se rehausser rapidement. Avoir un montant significatif de cash dans le portefeuille entraine le risque de sous performer le benchmark de manière considérable.
Les fallen angels donnent un afflux de papiers qui permet aux investisseurs de repositionner leur cash.

Pensez-vous que la concrétisation d’un Brexit pourrait être une source déstabilisante pour le high yield européen ?

Le marché du HY en sterling est assez petit, moins de 10% du marché HY en euro, et est majoritairement détenu par les fonds de pension et gérants britanniques. Un Brexit devrait avoir un effet purement domestique.
Je fais confiance à la créativité et la capacité d’adaptation des banques d’investissement s’il y avait un problème sur la place de Londres pour aller rapidement s’installer ailleurs. Nous avions vu un tel phénomène se produire il y a quelques années, lorsque le gouvernement britannique avait augmenté fortement les impôts. Beaucoup de hedge funds avaient quitté le RU pour aller s’installer en Suisse et sont revenus quelques années plus tard après une nouvelle baisse des impôts.
La culture financière sophistiquée et la capacité de réactivité très importante laissent espérer que l’incidence d’un Brexit sera le cas échéant cantonnée. Le développement de l’électronique fait qu’un transfert de liquidité de la place de Londres vers d’autres places en Europe continentale ou aux Etats-Unis peut se faire aisément. Paris, deuxième place en termes de gestion et de volume sur le HY en Europe et première place en Europe continentale si l’on exclut Londres, pourrait en profiter.

Hormis ces différents éléments de risque, voyez-vous une autre zone d’ombre qui planerait sur le compartiment ?

Non.

Finalement que prévoyez-vous en termes de performance pour le high yield européen cette année ?

Le marché table sur un léger écartement des spreads et des rendements. Or, nous sommes dans un cadre où les taux sont passés négatifs en Europe et devraient persister dans cette voie en raison de l’intervention additionnelle de la BCE à venir. Si la volatilité s’atténue, les investisseurs n’hésiteront pas pour aller chercher des rendements positifs à s’orienter vers les obligations d’entreprises HY. En cela nous admettons qu’il ne faut pas sous estimer la matérialisation d’un scénario alternatif avec une très bonne performance du marché, de l’ordre de 10%.

De quelle manière tentez vous de faire face à la problématique de liquidité qui sévit sur le segment du HY ?

Nous travaillons sur différents éléments comme une politique de swing price, des lignes de crédit pour chaque fonds. Nous avons par ailleurs l’avantage d’avoir une perspective HY globale avec des portefeuilles 50% HY européen et 50% HY américain. En ayant accès au marché du HY américain, nous avons accès à plus de noms, plus de possibilité de diversification, plus de liquidité car plus de profondeur.
Nous faisons appelle aux plateformes électroniques et pouvons traiter de manière plus efficiente en interrogeant une vingtaine de banques d’investissement, 60 banques régionales américaines (spécialisées dans certains secteurs, certains tradings), et d’autres asset managers pour une transaction "buy-side to buy-side.

Un dernier mot ?

Il y a une réelle opportunité pour les stratégies de portage de moyen terme. Dans ce contexte, il nous a paru propice de lancer deux nouveaux fonds à échéance de droit suisse et de droit français respectivement à horizon 2020 et 2021.

Propos recueillis par Imen Hazgui