Interview de Alain  Bokobza : Responsable de l'allocation d'actifs globale au sein de Société Générale

Alain Bokobza

Responsable de l'allocation d'actifs globale au sein de Société Générale

La Fed a pris conscience que même une légère hausse de ses taux pouvait avoir des conséquences nucléaires sur les marchés

Publié le 31 Mars 2016

Quel regard portez-vous sur l’évolution des politiques monétaires poursuivies par les grandes banques centrales de ce monde ?
Nous avons vécu ces cinq dernières années une guerre des monnaies au travers des politiques monétaires qui ont été conduites, particulièrement violentes dans leur aspect traditionnel et non traditionnel (taux proches voire en dessous de 0, larges programmes de quantitative easing).
Alors que les monnaies américaine et britannique s’inscrivaient dans une tendance haussière, le yen et l’euro s’affaiblissaient.
Les variations que l’on a connues sur le marché des changes ont été gigantesques. La parité euro dollar est ainsi passée de 1,60 à 1,05. La parité dollar yen a varié de 75 à 125.

La dynamique de ces politiques monétaires reste bienveillante mais moins violente dans son ampleur à ce qu’elle était ces années passées...

La Fed a cessé son programme de quantitative easing, et a décidé de procéder à une remontée progressive de ses taux directeurs. La BoJ a clairement indiqué qu’elle avait fait son devoir et que bien que les opérations d’achats massifs sur les marchés devaient perdurer, elles n’avaient pas vocation à croitre en volume, dans la mesure où le relais devrait être pris par la politique budgétaire et les réformes de structure. Seule la BCE affiche une volonté explicite d’aller plus loin.
On constate ce faisant que depuis un an, les amplitudes du dollar, du yen et de l’euro ont peu bougé. Et nous n’escomptons pas de grands changements sur ce front à un horizon prévisible.

Quelle lecture faites-vous des dernières annonces faites par la BCE ?

Les dernières annonces faites par la BCE sont globalement en ligne avec les différents messages que l’on a eus ces derniers trimestres et qui avaient débuté avec le vocable anglais utilisé en juillet 2012 « whatever it takes » supposant que l’institution monétaire était prête à faire tout ce qui était en son pouvoir pour maintenir intacte la zone euro.
La BCE a manifestement choisi sur un plan technique de suivre la voie d’un surplus d’injection monétaire plutôt que celui d’un enfoncement additionnel des taux en territoire négatif. Ainsi le rythme des achats mensuels est passé de 60 milliards d’euros à 80 milliards d’euros (soit 960 milliards par an). Le champ des titres acquis a par ailleurs été élargi et le terme du programme reporté.

Comprenez-vous l’arbitrage fait par la BCE entre taux et injection monétaire ?

Absolument. Nous pensions qu’il aurait été dangereux de descendre les taux à un niveau plus négatif en raison des effets secondaires très négatifs notamment pour les groupes financiers.

Avez-vous été surpris par l’inclusion dans le programme d’achats d’actifs des obligations d’entreprises européennes investment grade ?

La BCE avait guidé le marché sur cette réflexion.

Qu’attendez-vous de la part de la BCE d’ici la fin de l’année ?

A ce stade, nous sommes d’avis que la BCE s’efforcera d’exécuter les mesures dont elle a fait part, ce qui ne sera pas simple. Cependant la Banque centrale se voudra très pragmatique et réactive. Aussi nous ne pouvons pas affirmer que plus aucune annonce ne sera faite d’ici la fin de l’année en raison de l’environnement instable dans lequel nous nous trouvons. L’avancée de la BCE dépendra par ailleurs étroitement de ce qui sera fait sur le plan de la politique budgétaire. Là-dessus nous tablons sur le fait que dans les pays où il y avait trop de restriction budgétaire, nous devrions avoir un certain relâchement et dans les pays où il existe une marge de manœuvre budgétaire, il y aura de l’expansion fiscale.

On sait que deux principaux facteurs ont poussé la BCE à agir en ce mois de mars : une distribution du crédit atone et une détérioration des anticipations d’inflation. Etes-vous d’avis que les dernières mesures adoptées permettront de remédier à ces deux problèmes ?

La direction prise par la BCE nous parait être la bonne. L’économie mondiale a été très perturbée par la vitesse et l’ampleur de l’effondrement du cours du baril. Celui-ci a été plus que divisé par deux en l’espace de six mois.
Plutôt que de se focaliser sur les effets bénéfiques de ce mouvement pour l’Europe qui est importatrice nette de la matière première, les marchés se sont beaucoup concentrés en ce début d’année sur les perturbations de court terme et sur le risque systémique attaché à la brutalité du mouvement. A présent, il semble que nous ayons renoué avec une relative accalmie donnant plus de poids aux perspectives de long terme. Le prix du pétrole est ainsi passé de 27 dollars en janvier à près de 40 dollars aujourd’hui. Nous devrions désormais nous inscrire dans une certaine stabilisation de ce prix, dans un couloir entre 40 et 50 dollars, ce qui devrait à la fois contenter les pays importateurs et exportateurs.
Les chiffres d’inflation, indices de prix à la consommation, sont très influencés dans les pays développés par le prix de l’énergie. Ainsi une partie significative du faible régime d’inflation observé dans ces pays a été causé par l’effondrement du cours du baril. A présent que nous avons cette normalisation, nous devrions voir ces indices remonter assez sensiblement. En somme, les frayeurs déflationnistes dominantes en fin d’année dernière devraient s’éloigner d’autant plus.

Un scepticisme est palpable sur l’effet de la politique monétaire sur le rebond du crédit, considérant que le problème se situe davantage au niveau de la demande qu’au niveau de l’offre…
Les banques centrales ont effectivement, de part leur aptitude à influer sur la solidité du système bancaire, la capacité de déteindre sur l’offre de crédit. Un énorme travail a été réalisé par la BCE pour forcer les banques européennes à se recapitaliser, réduire le risque systémique, et favoriser la distribution de prêts à moindre cout.
Néanmoins, il n’est pas possible de continuer d’attendre que les réponses ne viennent que de la politique monétaire. Il y a besoin d’un énorme travail sur la politique fiscale et sur les réformes structurelles afin de relancer les projets d’investissement et pérenniser la croissance.

Etes-vous confiant sur le fait de voir ce travail sur la politique fiscale et sur les réformes structurelles ?

Les avancées sont lentes. Les priorités de court terme pour les dirigeants européens ne semblent pas être à ces endroits. Il parait plus urgent de traiter la question du Brexit pour atténuer, voire éviter les perturbations dommageables pour la conjoncture économique et la stabilité financière en Europe qui pourraient en émaner; et d’accélérer la convergence des points de vue des éminents chefs d’Etat parties prenantes au conflit syrien pour arrêter la guerre et stopper l’hémorragie migratoire.
Parallèlement il faut garder à l’esprit que des plans significatifs ont été définis sur le front des investissements en infrastructures, comme le plan Juncker. Des plans ont également été conçus pour favoriser la titrisation, aider l’adaptation de la gestion de l’épargne et drainer le capital de manière optimisée. Le déploiement de ces plans demandera cependant du temps.

Les Etats étant grandement endettés il serait surprenant que l’on observe d’énormes plans d’investissement exclusivement financés par des dépenses publiques.

Les mesures avancées par la BCE ont une certaine envergure. Comment expliquer qu’elles n’aient pas impacté davantage à la baisse la valeur de l’euro ?

La politique monétaire ne constitue qu’une variable clé de l’évolution de la valeur de l’euro. Les deux autres grandes variables sont les comptes extérieurs (balance commerciale, balance des paiements courants), et les incertitudes politiques ou géopolitiques.
Alors que la nature de la croissance américaine est très fondée sur la consommation des ménages qui a pour résultante une balance externe négative ; à l’inverse dans la zone euro, non seulement l’Allemagne mais d’autres pays périphériques comme l’Espagne affichent désormais une balance externe positive, grâce à l’effondrement de la parité euro dollar, au fort repli des prix des matières premières, et une politique budgétaire très restrictive dans la période 2010-2014.
Sur le plan politique et géopolitique, les incertitudes existantes en Europe sont significatives : grande vague de flux migratoires provenant de pays en guerre comme la Syrie, le Brexit. Cependant, il y a un désir palpable des grands dirigeants européens de se parler (Mme Merkel, M. Hollande, M. Erdogan, M. Poutine) pour traiter le problème syrien, et nous n’avons pas comme scénario central la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.
En parallèle, aux Etats-Unis la période de l’élection présidentielle américaine s’annonce assez sportive et ne laisse pas de place à de grandes décisions, ou de grandes réformes.

Considérant ceci, je dirais que la politique monétaire européenne est plutôt là pour empêcher un redressement de l’euro qui est déjà très compétitif. Nous avons un niveau d’équilibre de l’euro autour de 1,30 en parité de pouvoir d’achat. Du fait des forces du marché, celui-ci devrait continuer à se promener entre 1,05 et 1,15. Une parité bien en dessous de 1, comme semblent le prévoir certains économistes, ne nous parait pas plausible.

Quels impacts les mesures de la BCE devraient avoir sur les marchés financiers ?

L’extension du programme de quantitative easing aux obligations d’entreprises européennes investment grade est de nature à profiter à la fois au marché de l’investment et au marché du high yield. Le financement des groupes financiers devrait s’en trouvé favorisé. Ceci devrait porter à la hausse ces mêmes financières sur le marché actions.
Les agissements de la BCE devraient permettre de maintenir l’écart entre les taux européens et les taux américains. Du capital devrait continuer à se positionner sur les taux américains.

Quel est à ce jour votre scénario central sur les décisions que devraient prendre la Fed d’ici la fin de l’année ?

Nous escomptons une seule hausse des taux de la part de la Fed de 25 points de base. Celle-ci ayant l’habitude de ne pas agir en période d’élection présidentielle, il est fort probable qu’elle agisse avant le quatrième trimestre.

Comment l’expliquez-vous ?
Selon nous, la Fed a sous-estimé l’impact de son resserrement monétaire. La remontée de 25 bp de décembre a conduit à une chute de l’indice S&P de 15%, à un effondrement des devises émergentes, à une peur panique sur la monnaie chinoise. La Fed a pris conscience que même une légère hausse de ses taux pouvait avoir des conséquences nucléaires sur les marchés.

Quid de la Banque centrale du Japon (BoJ) et de la Banque centrale de Chine (PBoC) ?
Nous n’attendons pas davantage de la part de la BoJ que ce qu’elle fait aujourd’hui, sauf choc externe. La BoJ achète aujourd’hui sur des données annualisées l’équivalent de 17% du PIB. Ce chiffre est à comparer avec 9% du PIB pour la BCE et 14% pour la Fed dans le cadre de son troisième volet de quantitative easing. La BoJ est parfois amener à acquérir plus de 90% des obligations émises par le Trésor japonais.

Pensez-vous que la BoJ abaissera davantage ses taux directeurs ?

Tel n’est pas notre scénario central. Nous admettons qu’au cours des prochains trimestres, le relais devrait être pris au Japon par la politique budgétaire du premier ministre Shinzo Abe.
L’absence d’anticipation d’un assouplissement supplémentaire de la part de la BoJ explique d’ailleurs la raison pour laquelle le yen a quelque peu évolué à la hausse ces dernières semaines, notamment contre l’euro.

Un commentaire sur la PBoC ?

Le dirigeant de la PBoC qui n’est pas indépendant est un grand réformateur. Cela fait plusieurs années qu’il prône une ouverture des marchés et un certain libéralisme.
La Chine a ouvert son régime de change le 11 aout 2015 sans guider le marché sur ce qu’elle voulait faire précisément et avec une communication désastreuse. Cela a entrainé des développements violents sur fond de crainte d’une entrée de la Chine dans une guerre des monnaies avec une dévaluation agressive du yuan. Il a fallu patienter près de six mois pour avoir une réelle clarification du plan d’ensemble.
Même si il se veut ambitieux, celui-ci n’est pas très agressif, contrairement à celui de 2009 dans qui prévoyait l’injection de 600 milliards de dollars injectés pour apaiser l’inquiétude d’un accident conjoncturel et monétaire.
Le plan en question inclut un assouplissement monétaire une baisse des taux de réserves obligatoires des banques de manière graduelle, une relance fiscale, et des réformes de structure de l’offre pour réduire les surcapacités dans plusieurs secteurs de l’ancienne économie (sidérurgie, industries de biens intermédiaires…).
La combinaison de ces trois actions devrait permettre d’atténuer les fuites de capitaux de la Chine qui nécessitait la consommation de beaucoup de réserves.

Que pressentez-vous pour l’évolution de la parité dollar yuan?
Nous voyons la parité dollar yuan descendre à 6,80 d’ici la fin de l’année.

Propos recueillis par Imen Hazgui