Interview de Jean-Jacques Friedman : Directeur des Investissements de VEGA Investment Managers

Jean-Jacques Friedman

Directeur des Investissements de VEGA Investment Managers

Zone euro : les critiques à l'encontre de la politique conduite par la BCE vont aller crescendo

Publié le 22 Avril 2016

Que retenez-vous de l’intervention du président de la BCE et du communiqué publié sur le site de cette dernière ce jeudi 21 avril ?
Parmi l’ensemble des éléments abordés, je mentionnerai en premier lieu le fait que le champ opérationnel des achats d’obligations d’entreprise de bonne qualité s’avère plus large qu’escompté. Ainsi, les titres émis par des compagnies d’assurances pourraient être concernés par les opérations d’achat de la BCE, les échéances seraient comprises entre 6 mois et 30 ans, et surtout même les souscriptions sur le marché primaire pourraient être réalisées.

Quelle perception avez-vous de la politique actuellement déployée par la BCE ?

La BCE ne cesse d’orchestrer une forme de fuite en avant pour gagner du temps. La question dorénavant qui se pose est celle de la possibilité d’un retour en arrière. Nous pouvons légitimement nous demander comment la BCE va réussir à normaliser à moyen terme sa politique monétaire en arrêtant son programme de quantitative easing et en remontant ses taux d’intérêt.
Ce d’autant plus que les taux courts sont censés favoriser une politique d’investissement d’envergure de la part des Etats et de la part des entreprises et que ce n’est pas du tout ce que l’on constate.

Pensez-vous que la situation pourrait évoluer sur ce terrain ?

Il est très difficile de le dire. Aux Etats-Unis les QE de la Fed ont certes entrainé une vive remontée de la bourse et du marché immobilier ce qui a renforcé le sentiment de richesse des ménages américains qui ont été amenés à consommer davantage.
Néanmoins, les entreprises américaines, au lieu d’investir, se sont livrées à des opérations de rachat de leurs propres titres ou à des opérations de fusion-acquisition.

Le taux de distribution du crédit aux entreprises, au sein de la zone euro, a progressé quelque peu, mais pas suffisamment pour enclencher un cercle vertueux.

Le stock de dette des Etats membres de la zone euro n’est pas grignoté par l’inflation et a tendance si ce n’est à augmenter, du moins à se stabiliser, du fait de revenus fiscaux qui n’évoluent pas dans ce contexte de basse eaux inflationnistes. Leur marge de manœuvre pour se lancer dans des dépenses substantielles d’infrastructures est étroite à quelques exceptions près. L’Allemagne serait susceptible de jouer ce rôle.

Quelles répercussions concrètes les dernières annonces de la BCE ont-elles eu dans votre allocation d’actifs ?

Nous sommes sous pondérés sur les obligations souveraines compte tenu des bulles qui se sont aujourd’hui formées. Nous avons entrepris un retour en début d’année sur les obligations d’entreprises européennes à haut rendement, notées en dessous de BBB-, en misant sur une augmentation des flux sur ce segment motivée par une quête de rendements plus attractifs.

L’incapacité croissante de la BCE à faire pression sur sa devise nous a conduits également à vendre notre exposition aux taux américains. Plus largement la fin du mouvement haussier sur le dollar nous a poussés à privilégier de nouveau les marchés émergents, qui ne vont plus souffrir de l’appréciation de leur dette alourdie jusqu’alors par cette hausse du dollar, et à sortir à contrario une grande partie de notre exposition sur le marché japonais.

Ces annonces ont pu déclencher des mouvements porteurs sur les obligations des entreprises européennes à haut rendement et accessoirement sur les actions européennes. Pensez vous que la mise en œuvre progressive des mesures avancées permettra de tirer à la hausse de nouveaux la performance sur ces deux segments de marché ?
Je ne pense pas que la politique accommodante de la BCE sera le principal moteur sur ces deux segments de marché à court terme. A mon sens, les craintes politiques et géopolitiques devraient prendre le dessus dans leur animation.

Quelle analyse faites-vous de la relative appréciation de l’euro, de plus de 3%, face au dollar depuis le début de l’année ?

Jusqu’au sommet du G20, les grandes banques centrales faisaient cavalier seul et se battaient chacune de leur coté pour influer à la baisse sur la valeur de la devise dont elles avaient la charge. Je pense ici bien sûr à l’Europe et surtout au Japon.

Apparemment, une forme initiée d’accord à l’occasion de cette réunion, ardemment sollicité par les Etats-Unis et la Chine qui avaient été les principales victimes de la guerre des changes qui s’était déroulée, a induit un changement des comportements.

Le manque de perspective des actifs japonais que vous évoquiez sur le long terme ne pourrait-il pas concerner également les actifs de la zone euro en raison justement d’un renchérissement de la devise européenne ?

La différence notable entre la zone euro et le Japon est le niveau de croissance. Du côté européen, la hausse du PIB est de 1,5%, du côté japonais la stagnation se prolonge. Le terme Abenomics relève surtout d’une sémantique subtile et a caché en réalité une politique volontariste de dépréciation du yen orchestrée par le gouvernement.

Vous attendez-vous à d’autres annonces de la part de la BCE d’ici la fin de l’année ?
Nous n’escomptons aucune nouvelle annonce avant au minimum le mois de septembre. La BCE voudra d’abord juger des effets des mesures qu’elle a déjà prises avant d’en prévoir d’autres. Par ailleurs, la persistance de la faiblesse relative de la valeur de l’euro comparativement du moins à son niveau de 2014, et la stabilisation du cours du baril de pétrole également sur de faibles niveaux historiques, devraient aboutir à un redressement du niveau d’inflation, certes modeste, mais de nature toutefois à éloigner le risque déflationniste, et à atténuer la pression sur la BCE.

Quels risques entrevoyez-vous en rapport avec la politique ultra expansionniste menée par la BCE ?

La mainmise que la BCE aura sur le marché des obligations d’entreprises de bonne qualité ne sera pas propice à la liquidité de cet univers d’investissement qui a déjà beaucoup pâti du moindre rôle de teneur de marché joué par les banques. C’est le paradoxe d’un marché où les liquidités apparaissent à la fois comme abondantes et qui en même temps souffre fréquemment d’une fluidité insuffisante.

Par ailleurs, la politique monétaire de la BCE incite à la création de bulles sur les marchés. Des exagérations sont d’ores et déjà perceptibles sur le marché du crédit, ou sur le marché immobilier.

Qu’entendez-vous ?
La prise de risque à outrance de la part des investisseurs sur le marché des obligations HY peut pousser certains dossiers à faire leur entrée sur le marché alors qu’ils ne sont pas de bonne qualité. Le risque est alors de voir une hausse des défauts dans ce compartiment. Sur le marché immobilier français, contrairement à d’autres marchés de la zone euro, l’ajustement à la baisse des prix n’a en réalité jamais eu lieu. Or, c’est sur la base de prix déjà élevés que se construit de nouveau une progression des cours du fait de la faiblesse artificielle des taux d’emprunt.

S’agissant des banques, y a-t-il lieu d’appréhender une mise à mal des banques européennes du fait de la politique de la BCE ?

La baisse du taux de facilité des dépôts a effectivement été a été plus élevée qu’attendu. Toutefois, en plaçant le taux de facilité à -0,40% tout en permettant une neutralisation de cet effet négatif par le biais des modalités des nouvelles opérations de refinancement, la BCE s’est efforcée de ne pas affecter outre mesure les banques européennes.
La BCE n’a pas intérêt à pénaliser excessivement les banques, au risque de peser sur leur activité de financement de l’économie réelle.

Quel regard portez-vous sur la virulence des critiques formulées par les représentants politiques allemands à l’encontre des mesures prises par la BCE ?

Ces critiques trouvent un certain fondement. La population en Allemagne est majoritairement épargnante. L’existence de taux très faible leur est particulièrement défavorable. A l’inverse de la population des pays d’Europe du sud qui reste très emprunteuse.

Mario Draghi a fait marche arrière sur l’option fantaisiste de « l’hélicoptère money » qui consisterait à distribuer directement de l’argent aux citoyens de la zone euro en précisant que même si cette voie pouvait présenter un certain intérêt en théorie, il n’avait en réalité jamais été question au sein du Conseil des gouverneurs d’envisager sa mise en place.

Nous avons le sentiment que jusqu’à présent, l’institution européenne était parvenue à avancer d’un cran supplémentaire lors de chacune de ses interventions, et à décider de la mise en place de mesures inimaginables jusqu’alors. Nous pensons qu’aujourd’hui les critiques vont aller crescendo à l’encontre de cette politique monétaire non conventionnelle. Outre les critiques internes qui divisent le conseil des gouverneurs et que nous venons d’évoquer, ce sont les critiques sur la formation de bulles sur des marchés d’actif et de non-transmission à l’économie réelle au travers de l’investissement qui iront en s’amplifiant. A cela s’ajouteront les critiques sur l’incapacité des politiques à avoir su tirer parti de cette configuration monétaire exceptionnelle pour réduire leurs dépenses courantes et privilégier en contrepartie les investissements notamment sur les nouvelles technologies.

Propos recueillis par Imen Hazgui