Interview de Jean-François Comte : Associé et gérant de Lutetia Capital

Jean-François Comte

Associé et gérant de Lutetia Capital

Fusions-acquisitions : le risque de perte sur l'opération Orange/Jazztel est d'environ 20%

Publié le 16 Mars 2015

Quels commentaires vous inspirent les premiers deals de cette année 2015 ?
Après la traditionnel calme des premières semaines de janvier, les annonces se sont multipliées.
Le secteur de la santé s’est montré particulièrement actif, avec l’annonce de trois deals de plus de 10 milliards de dollars en quelques semaines.

Qu’envisagez-vous pour le reste de l’année ?
Nous devrions continuer à connaitre un accroissement de l’activité.

Le nombre de transactions dévoilées est bien plus important à considérer que le volume de transactions qui peut être inflaté par de grandes opérations et fausser la lecture des opportunités d’investissement.
Aux Etats-Unis ainsi qu’en Europe, la progression du nombre de transactions a été régulière chaque trimestre depuis la mi 2013. Le nombre de transactions a augmenté de 2500 à 3700 deals par trimestre depuis 2010 aux Etats-Unis et de 1500 à 2000 deals par trimestre en Europe.
Nous sommes ainsi passés, outre Atlantique, de 7000 annonces par trimestre au deuxième trimestre 2013 à plus de 9500 au dernier trimestre 2014.
Cette tendance devrait se poursuivre.

Cette activité M&A devrait notamment être alimentée par les fluctuations importantes des changes auxquelles nous assistons…

L’euro a fortement baissé contre le dollar américain, la livre britannique et le franc suisse suite à la décision de la Banque centrale d’arrêter de contrer la hausse de la devise nationale. L’activité transfrontalière est encouragée par ces variations.
Logiquement nous devrions voir plus de sociétés américaines s’intéresser à des sociétés européennes. La parité euro dollar est passée d’un plus haut niveau de 1,60 à 1,05 aujourd’hui. C’est une variation considérable.
Le mouvement devrait être intensifié par le fait que les entreprises américaines auront besoin de compenser l’affaiblissement de leur croissance organique déduite de l’appréciation du billet vert par de la croissance externe.

Le fort repli du cours du baril constitue une autre motivation...
De nombreuses entreprises de taille moyenne évoluant dans le pétrole de schiste rencontreront un vif intérêt auprès des majors comme Exxon ou Conoco.

De ce coté ci de l’Atlantique, êtes-vous d’avis que le quantitative easing de la BCE constitue un facteur de soutien pour les opérations de fusion acquisition ?

Le quantitative easing de la BCE est un élément positif à deux titres. Il intensifie la confiance, ingrédient indispensable pour la réalisation d’opérations de fusion acquisition.
Par ailleurs, ce programme renforce le marché du high yield. Le risque de défaut est éloigné, ce qui favorise la réalisation de transactions qui demandent du financement HY, comme ceux des LBO.

Quel est selon vous le risque le plus redoutable pour la dynamique ?

La fragilité des finances publiques des pays membres de la zone euro. Le dossier grec n’est pas clos. Il nous parait certain qu’Athènes ne parviendra pas à rembourser intégralement sa dette, qui s’élève à 175% du PIB. La mise en a faillite du pays se posera tôt ou tard, singulièrement si dans quatre mois le gouvernement grec n’est pas capable de fournir des éléments de réforme requis par ses créanciers. La confiance, indispensable à la poursuite de la vague des fusions acquisitions se retrouverait ébranlée.

Où devrait-on continuer à percevoir les dynamiques de consolidation les plus puissantes…
Dans le secteur de la santé, mais aussi de la technologie, et des télécoms (dans la lignée de l’acquisition de DTV par ATT ou de Timewercable par Comcast aux Etats-Unis, ou encore de la stratégie déployée en Europe par Liberty Media contrôlée par le vétéran du secteur, John Malone).

Quid du secteur des médias ?
Nous ne nous attendons pas à des mouvements notables dans le secteur des medias traditionnels (hors Internet). L’échec de la fusion entre Publicis et Omnicom a quelque peu refroidi les ardeurs. Nous devrions voir davantage d’opérations de réorganisation (cessions d’actifs, spin-offs) que d’acquisitions de sociétés cotées. Cela dit, les « distributeurs » resteront à la recherche de « contenu ».

S’agissant de la nature des opérations, vous tablez sur davantage d’OPE ?
Absolument, du fait des valorisations élevées. Les marchés actions sont à des plus hauts historiques. Cet élément prend désormais le pas sur le faible coût du financement.

Cela modifie-t-il quelque chose dans votre manière d’appréhender ces opérations de fusion acquisition ?

Du point de vue de l’approbation des actionnaires et des contraintes réglementaires, il n’y a pas de changement.
Sur le plan technique, nous empruntons et vendons le titre de la société acheteuse, en plus d’acheter le titre de la société cible, de manière à capturer un gain avec certitude.

Qu’escomptez vous du coté des primes et des spreads ?

S’agissant de la prime à l’achat, raisonner en prime moyenne a peu d’intérêt, car la fluctuation diffère en fonction des secteurs. D’un coté, la prime sur une biotech small cap racheté par un géant pharmaceutique pourra s’élever à 100%. D’un autre coté, une fusion à parité dans des industries matures entre deux sociétés de même taille qui veulent dégager des synergies pourrait ne donner lieu à aucune prime.
Ce qui nous intéresse c’est de déterminer quelle portion de la prime d’offre il reste à récupérer. Nous monitorons ainsi en permanence la réserve de performance que l’on a sur les deals sur lesquels nous sommes investis en portefeuille. Nous cherchons à déterminer quels sont les deals les plus attractifs eu égard à leur taux de probabilité de clôture et à apprécier si le spread observé est rémunérateur par rapport au risque perçu.
A ce jour, les « spreads », donc les niveaux d’espérance de gains, sont à des niveaux satisfaisants (autour de 8% brut annualisés si l’on considère la base médiane américaine).

Qu’en est-il de votre allocation géographique et sectorielle?

Nous sommes historiquement positionnés à hauteur de 70-80% sur l’Amérique du Nord et à hauteur de 20-30% sur l’Europe.
Nous sur-pondérons les Etats-Unis en raison de notre préférence pour l’environnement réglementaire américain, plus transparent et prévisible pour les opérations de fusions-acquisitions.
Sur le plan sectoriel, nous n’avons pas de préférence, nous allons là où sont les opportunités, mais tenons compte des spécificités règlementaires. Certains secteurs sont plus régulés ou plus concentrés que d’autres, notamment l’énergie ou les télécoms, et présentent ainsi un risque réglementaire plus important, que nous cherchons à éviter.

Vous positionnez-vous sur les sociétés cibles ou les sociétés acquéreuses?

En tant qu’arbitrageur, je ne peux que vous répondre les « cibles », puisque cela permet, après une annonce, de capter un gain avec un degré très élevé de certitude (c’est le principe du merger arbitrage).
Cependant, je peux comprendre que certains gérants « long-only » se positionnent sur les actions de sociétés acheteuses en y voyant un signe de leur dynamisme et en anticipant les synergies de leur acquisition (effet relutif sur les earnings).

A quel moment vous positionnez-vous ?
Possiblement dès l’annonce pour un deal simple, dans un environnement bien connu: par exemple, lorsque Allergan a accepté en fin d’année l’offre d’Actavis (pour 65 milliards de dollars), après une bataille de plusieurs semaines entre Actavis et Valeant qui a donné tout le temps d’analyser la situation.
Si, en revanche, il s’agit de situations plus complexes, avec des enjeux réglementaires ou des termes variables, il est indispensable de faire un travail d’analyse rigoureux avant de se positionner, car la correction du titre de la société cible peut être importante en cas d’échec.

Quand sortez-vous ?
En général nous attendons la clôture de l’opération pour sortir, sauf si le spread, et donc le gain escompté, devient insignifiant.

Quelle perception avez-vous de la probabilité d’échec?
Sur les opérations annoncées, ce solde est en moyenne évalué par le marché à environ 20%, pourtant, il n’est que de la moitié dans la réalité, ce qui rend l’arbitrage attractif. Nous ne sommes pas présentement dans un environnement anxieux pour les fusions acquisitions. Le risque de financement est faible du fait des programmes d’assouplissement quantitatif des banques centrales. Le risque lié à l’opposition des actionnaires est également limité. Les termes économiques des offres sont attractifs. L’élément principal de risque réside dans le véto des Autorités de la concurrence.

Notre rôle est précisément de ne sélectionner que les transactions les plus sûres et néanmoins rémunératrices. Cela explique que nous n’ayons que 2 mois de performance négative sur les deux dernières années.

Pourriez-vous nous citer une opération sur laquelle vous étiez positionnés et qui a échoué l’année dernière ?
Nous avons subi l’échec de l’acquisition envisagée de Shire par Abbvie. Pour rappel, la transaction a été bloquée par le refus du board d’Abbvie car le niveau de risque avait été pressenti comme étant trop élevé suite au changement législatif américain autour de la tax inversion. La perte a été raisonnable, en ligne avec notre budget de risque. Jugeant que le marché avait surréagi, nous sommes restés exposés à Shire qui après avoir été beaucoup affecté, est remonté au niveau d’avant l’annonce de l’opération. C’est le seul deal qui a échoué sur plus de 100 investissements l’année dernière.

Pourriez-vous nous évoquer un dossier qui s’est soldé par une réussite ?
Nous avions investi dans Allergan, leader mondial du botox, qui a fait l’objet d’une bataille entre deux acheteurs potentiels, Actavis et Valeant.
Nous nous sommes positionnés avant l’offre ferme acceptée d’Actavis, car des catalystes de la transaction suffisamment forts avaient pu être identifiés. Un dialogue actif était entretenu entre les acheteurs et la cible. De plus, un activiste de renom, Pershing Square, avait un intérêt fort sur la transaction.

Pour terminer pourriez-vous mentionner deux dossiers qui constituent une forte conviction aujourd’hui ?
Une première conviction est Salix Pharmaceuticals (entretien réalisé avant la sur-offre d’Endo). Un processus de retrait de la cote de la société a été amorcé. L’espérance de gain sur ce dossier est quasi certaine. L’espérance de gain sur ce dossier est quasi certaine.
Une seconde conviction serait l’opération d’acquisition d’Havas par Bolloré.

Que pensez-vous de l’offre d’Orange sur Jazztel ?

Il y a un véritable risque réglementaire. La Commission européenne n’est pas toujours prévisible. Elle nous a fait des surprises par le passé. C’est ainsi qu’elle a pris beaucoup de monde de court sur l’opération UPS/TNT Express.
Le fait que l’Autorité de la concurrence européenne ait mis en phase 2 le dossier n’est pas anodin. Il y a 20% de chance que le deal n’aille pas au bout. L’espérance de gain est de 5% mais le risque de perte est d’environ 20%. La prudence doit être affichée.

Un dernier mot ?
Il n’est pas raisonnable pour un investisseur particulier non spécialisé dans les fusions acquisitions de se fier uniquement aux propos d’un gérant arbitrage pour se positionner. En cas d’échec, la correction peut être importante.

Propos recueillis par Imen Hazgui