Interview de Jean-Joseph Boillot  : Conseiller au club du CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales) et co-fondateur de l'Euro India Economic & Business Group (EIEBG)

Jean-Joseph Boillot

Conseiller au club du CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales) et co-fondateur de l'Euro India Economic & Business Group (EIEBG)

Le risque que la crise dans laquelle l'Inde est entrée cet été devienne similaire à la crise de la balance courante de 1991 n'est plus à écarter

Publié le 26 Août 2013

Quel regard portez-vous sur l’effondrement de la roupie ?
Cet effondrement est la conséquence de deux éléments: un retournement de la politique monétaire américaine au début de l’été, et une fragilisation importante de l’économie indienne. Au-delà du ralentissement de la croissance, l’Inde souffre de deux déficits importants: un déficit budgétaire, et un déficit de la balance des paiements courants.
Sur fond de craintes de la part des investisseurs de voir une crise apparaitre et s’accentuer à l’instar de celle de 1991, le pays a du faire face a un rebasculement significatif des flux de capitaux qui s’étaient massivement portés sur les marchés émergents en 2010-2011, vers les actifs en dollars, à la fois la devise et les actions américaines.

Pour enrayer la chute, les autorités gouvernementales et monétaires ont tenté d’intervenir. Quelle appréciation faites-vous des mesures adoptées ?
Ces mesures ont du sens, particulièrement, la taxe sur l’or qui est la principale sortie de devises à ce jour. Dans le déficit courant évalué à 5% du PIB, les achats d’or comptent pour 2% à 2,5%.
Toutefois, ces mesures n’ont pas permis de stopper les attaques contre la roupie, ni la correction sur la bourse indienne. Ceci étant, il semble que ces actions ont été pour l'instant suffisantes pour contenir les sorties de réserves de change. Celles-ci qui étaient de 297 milliards de dollars fin 2010, de 296 milliards de dollars en décembre 2012 sont estimées à 270 milliards de dollars au 10 août 2013. Cet élément d’information est crucial, car en 1991, l’Inde s’était retrouvée avec des réserves de change qui ne finançaient plus que quelques semaines d’importations.

Beaucoup critiquent la Banque centrale, indiquant que celle-ci a opéré un véritable revirement de sa position. Ayant commencé à prendre des actions restrictives, elle a ensuite pris des actions expansives ?
Il est toujours facile de critiquer une Banque centrale. Le problème de la Banque centrale indienne est qu’elle est confrontée à plusieurs dilemmes. Il y a tout d’abord une pression exercée par les autorités gouvernementales pour tenter de relancer l’économie par une baisse des taux d’intérêt et donc la conduite d’une politique plus accommodante. Ce d’autant plus qu’une contrainte majeure réside dans le fort endettement des agents économiques indiens, et particulièrement des grands groupes, qui se traduit par une montée des actifs non performants dans les portefeuilles des banques et leur dégradation par les agences de notation. Cela a notamment été le cas la semaine dernière pour trois institutions majeures dont la State Bank of India.
D’un autre coté, pour réduire son déficit courant, l’Inde doit s’efforcer de satisfaire au mieux les investisseurs internationaux de manière à faire entrer des capitaux. Cela sous entend, une nécessaire diminution de la vive inflation, de l’ordre de 10% qui apprécie le taux de change réel de la roupie, et réduit le taux de rendement des placements en roupie des investisseurs.
Il y a, ce faisant, du coté de la Banque centrale, une politique qui tend à utiliser l’ensemble des outils disponibles pour faire un peu de politique monétaire expansive et un peu de politique monétaire restrictive. C’est ce qui explique le caractère discrétionnaire et un peu erratique des mesures arrêtées.

La politique de la Banque centrale est donc, selon vous, réfléchie et cohérente ?
Je le crois. En témoigne l’interview accordée dernièrement par l’ancien vice gouverneur de la Banque centrale au journal le Monde qui souligne le caractère pragmatique de la politique dans un pays qui doit faire face à des dilemmes interne et externe.
La Banque centrale est crédible et l’arrivée prochaine du nouveau gouverneur renforce cette crédibilité.

Quelle marge de manœuvre reste-t-il à la Banque centrale ?
Cette marge est réduite, car pour interrompre la baisse de la roupie, la Banque centrale doit relever les taux d’intérêt, ce qui a pour effet d’asphyxier l’économie domestique. Les taux sont déjà remontés de plus de 10% dans la période récente. L'autre conséquence est de renchérir mécaniquement le déficit budgétaire par le biais du service de la dette qui est déjà au premier rang des dépenses fiscales. On retrouve ici le syndrome des déficits jumeaux du groupe des pays émergents fragilises par le retournement de la politique monétaire américaine.

Comment voyez-vous la suite des évènements pour ce grand pays émergent ?

L’Inde aura du mal à récupérer un souffle économique en raison de son déficit courant et eu égard à la faiblesse de la reprise dans les pays développés. Parce qu’il n’y a pas de marchés réellement vigoureux, la situation externe est moins porteuse. L’Inde a donc besoin d’une injection abondante de dollars pour financer ses importations.

Pour ce qui est de la roupie, il y a lieu d’avoir à l’esprit que la devise indienne n’est pas en train de se déprécier subitement mais tout simplement de s'ajuster après une longue période d’appréciation en termes réels. Depuis 2005, si l’on se fie au taux de change nominal, la roupie était à 45 pour un dollar. Fin 2012, elle était à 53. Elle ne s’est donc dépréciée en nominal que de 10% pendant 7 ans. Parallèlement, l’inflation de 5-7% par an a rogné la compétitivité de l’économie indienne. Il y avait donc un vrai besoin d’ajustement du taux de change.
A 65 roupies par dollar actuellement, ce qui représente une dépréciation nominale de 25%, l’Inde n’a toujours pas restauré l’écart de compétitivité prix. Il serait donc objectivement justifié de voir la roupie davantage se déprécier en nominal.

A quel chiffre situez-vous le niveau d’équilibre de la roupie ?

Proche de 70 par dollar. Cependant, le marché n’est jamais en mesure d’atteindre un équilibre et a tendance à aller dans l’excès à la hausse ou à la baisse.

Il est compliqué d’améliorer l’attractivité de l’Inde pour inciter les investisseurs financiers et les investisseurs directs à se rediriger vers le pays ?
Pour ce qui est des investisseurs financiers, le niveau du Sensex a été propulsé à des niveaux sans précédents en 2010-2011, pour toucher plus de 20 000 points, un niveau excessif. Que l’indice redescende à 17 000-17 500 points, cela est logique. Le niveau d’équilibre est autour de 15 000 points.
Pour ce qui est des investisseurs directs, nous sommes en ce moment dans une période électorale ou un certain nombre de réformes très sensibles politiquement soit n’ont pas été adoptées ou l’ont été avec des conditions d’application sévères, par exemple la libéralisation des investissements dans la grande distribution.

Nous pouvons espérer une accalmie une fois que les investisseurs verront plus clair dans le changement de direction de la Fed. Alors la levée de l’incertitude qui domine pourrait redonner aux opérateurs de marché un regain d’appétit pour les actifs risques, parmi lesquels les actifs émergents.

Si la crise s’accentue dans le pays, sa résolution dépendra étroitement de la mobilisation des acteurs internationaux...
Le sujet de la coordination à l’échelle mondiale des politiques monétaires au sein du G20 a été délaissé depuis deux ans. Cela a donné lieu à un retour de la prédominance des marchés financiers. Après que la Fed ait annoncé son intention d’enclencher un processus de normalisation de sa politique monétaire, les investisseurs ont réalloué leurs fonds vers les actifs en dollar. Si le G20 ne prend pas des mesures urgentes pour injecter des dollars par le biais du FMI dans les pays émergents vulnérables comme l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie, les mouvements spéculatifs risquent de conduire à une totale déstabilisation de ces économies indispensables a une reprise mondiale solide. Pour un pays comme l’Inde, si les sorties s’avéraient plus fréquentes et plus volumineuses, les réserves de 250 milliards de dollars pourraient fondre en l’espace d’un mois.

L’Inde est donc déjà présentement en crise?
Elle est entrée en crise cet été. Le risque que cette crise devienne similaire à la crise de la balance courante de 1991 n’est plus à écarter.

Pourrait-on envisager une crise semblable à la crise asiatique de 1997 ?
Il ne me semble pas. La crise de 1997 était avant tout une crise de l’ensemble des pays d’Asie. Nous avons eu, en un laps réduit de temps, une contagion des troubles vécues initialement par la Thaïlande, du fait de déséquilibres macroéconomiques et institutionnels dans la région. Depuis cette crise, les pays asiatiques ont mis un point d’honneur à ne pas s’exposer à une fragilité de leur balance des paiements. Ils ont alors accumulé des réserves de change considérables.

Pour autant la déstabilisation de pays comme l’Inde (3ème PIB du monde en parité du pouvoir d’achat), le Brésil ou l’Indonésie, si elle venait à se renforcer, aurait des conséquences très dommageables dans le monde, et notamment dans les pays développés dont la reprise n’est pas encore affermie. On se retrouverait pour la première fois dans une configuration où l’ensemble des grandes zones de la planète seraient en panne. La perspective serait inquiétante et des économies comme la Chine pourraient en souffrir gravement.

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Propos recueillis par Imen Hazgui