Interview de Philippe Lespinard : Chief Investment Officer - Gestion de taux, Schroders

Philippe Lespinard

Chief Investment Officer - Gestion de taux, Schroders

La Fed pourrait attendre septembre 2015 pour relever ses taux directeurs

Publié le 29 Juillet 2014

En tant que responsable de la gestion de taux chez Schroders, vous suivez attentivement la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine. Que faut-il retenir des derniers mois ?
La Fed a injecté des centaines de milliards de dollars dans le système financier américain depuis 2008. Fin 2013, lorsqu’elle a annoncé la réduction progressive de ce programme de rachats d’actifs (« QE » pour quantitative easing), il y a eu un regain de volatilité sur les marchés. Les investisseurs ont anticipé une hausse rapide des taux d’intérêt. La Fed a réagi en indiquant qu’elle ne remonterait pas ses taux directeurs tant que la situation de l’économie américaine, notamment sur le marché du travail, ne s’améliorerait pas sensiblement.
Aujourd’hui la situation économique se normalise : le chômage est en train de baisser, les ménages et les entreprises se sont désendettés. Logiquement les taux monétaires américains ne peuvent pas rester à zéro alors que l’économie approche du plein emploi (ndlr : défini par la Fed comme un taux de chômage de 6%). Mais la Fed reste très prudente et ne remontera pas ses taux à court terme car elle ne veut pas provoquer de mouvement de panique sur les marchés.

La présidente de la Fed, Janet Yellen, a pourtant averti la semaine dernière qu’elle pourrait relever ses taux plus vite que prévu compte tenu de l’amélioration du marché du travail…
Le marché n’a pas du tout réagi à ces propos de Mme Yellen, ce qui montre qu’il reste persuadé que la liquidité restera abondante pendant une période prolongée. Compte tenu des fondamentaux économiques, les taux d’intérêt à deux ans devraient être en train de remonter vers les 2%, or ils sont à 0,65%. De même les taux à dix ans sont à 2,5% alors qu’ils devraient se situer autour de 3 ou 3,5%. Le fait est qu’à chaque donnée de nature à justifier un relèvement des anticipations de taux, le marché trouve un prétexte pour ne pas en tirer les conséquences. Je pense du reste que la Fed pourrait même attendre septembre 2015 pour commencer à relever ses taux directeurs.

Quel est le risque principal d’une normalisation de la politique monétaire américaine ?
Le risque principal de la normalisation de la politique monétaire américaine est ce qu’on a observé l’an dernier à la même époque, à savoir une baisse des actifs les plus risqués - obligations high yield, dette émergente - ainsi que des produits de type ETF répliquant ces classes d’actifs. Du côté des dettes souveraines, si le taux à dix ans américain remonte vers les 4%, comment justifier les valorisations actuelles des dettes de pays périphériques de la zone euro comme l’Espagne, qui emprunte aujourd’hui à 2.6% ? Une remontée des taux américains pourrait également freiner les flux vers les marchés actions. Cependant, il n’est pas encore temps d’acheter des bons du Trésor américain. Mieux vaut profiter de la faible volatilité actuelle pour acheter des couvertures, sur les obligations mais aussi sur les actions.

En quoi la politique de la BCE se distingue-t-elle de celle de la Fed ?
Contrairement à la Fed, la BCE n’a pas pour mandat de faire baisser le chômage ou de relancer l’économie. Elle est la gardienne de la stabilité des prix. Aujourd’hui la BCE est confrontée à un risque de déflation (baisse des prix) lié aux faibles perspectives de croissance de la zone euro et aux politiques d’austérité menées dans un certain nombre de pays. Les pays du Sud, pour restaurer leur compétitivité, ont mené des politiques déflationnistes en matière de salaires. La France, dans une moindre mesure, s’est elle aussi engagée dans une politique de baisse des coûts. C’est pourquoi la BCE a abaissé ses taux d’intérêt et annoncé de nouvelles mesures en faveur de la relance du crédit.

Ne devrait-elle pas tout simplement racheter de la dette comme l’a fait la Fed ?
Ce n’est pas en déversant des milliards sur les marchés de capitaux que la BCE obtiendra des résultats. En Europe, l’essentiel du financement de l’économie se fait par les banques. C’est pourquoi Mario Draghi agit plutôt sur le canal bancaire avec des mesures techniques comme les opérations de refinancement à long terme (LTRO) ou le rachat d’ABS (asset backed securities).
Par ailleurs, un « quantitative easing » à l’européenne qui consisterait à racheter de la dette souveraine pour faire baisser la monnaie unique créerait plus de problèmes que cela n’en résoudrait. Il faudrait racheter des obligations en proportion des clés de répartition du capital de la BCE, autrement dit acheter massivement de la dette allemande et française, ce qui n’a aucun intérêt au vu des taux d’intérêt très bas dont bénéficient déjà ces deux pays. Cela aurait en revanche un effet inflationniste sur les produits importés (énergie, métaux, etc). Les entreprises les plus compétitives arriveraient à absorber ces hausses, les autres seraient forcées d’augmenter leurs prix. J’ajoute que les déséquilibres de la zone euro sont des déséquilibres internes. Une baisse de l’euro ne résoudrait pas les déficits de la France et d’autres pays européens vis-à-vis de l’Allemagne.

Propos recueillis par François Schott