Interview de Michel Aglietta : Conseiller au Centre d'Études Prospectives et d'Informations Internationales (CEPII) et membre du Conseil d'Analyse Economique auprès du Premier ministre

Michel Aglietta

Conseiller au Centre d'Études Prospectives et d'Informations Internationales (CEPII) et membre du Conseil d'Analyse Economique auprès du Premier ministre

Zone euro : il y a un risque que la BCE perde sa crédibilité aux yeux des marchés en 2016

Publié le 12 Novembre 2015

Quel regard portez-vous sur l’environnement actuel dans lequel s’inscrivent les grandes banques centrales ?
En théorie, lorsque les banques centrales se trouvent être confrontées à une dégradation de la conjoncture, elles agissent en abaissant leurs taux directeurs et en injectant de la liquidité dans le système, pour faire repartir l’économie sur une tendance comparable à celle qui prévalait avant la survenance du choc négatif. On remarque cependant, que les différents efforts déployés ces dernières années n’ont pas permis aux différentes banques centrales dans le monde de renouer avec la vitesse de croisière à laquelle naviguait la croissance de leur économie domestique.

De ce constat, peut être tirée un enseignement de fond : nous faisons face à une mutation profonde du capitalisme. Celle-ci se veut « aveugle », autrement dit personne n’est en mesure de précisément la définir. Elle suppose cependant une réalité : à savoir que la poursuite du « business as usual » n’est plus possible. Pour espérer retrouver une capacité productive similaire à celle qui existait avant la crise, des ajustements sont nécessaires.

Comment expliquez-vous cette situation ?

Un des principaux éléments explicatifs réside dans l’excès d’endettement. Ces dernières années, la dette privée et la dette publique ont globalement augmenté depuis la survenance de la crise 2008.
Ainsi, le très bas niveau auquel ont été ramenés les taux d’intérêt n’a pas suffi à créer suffisamment de revenus pour les Etats et de profits pour les entreprises pour amoindrir leur endettement. Dit autrement, la rentabilité fondamentale du capital, et en conséquence la capacité à l’accumuler, s’est considérablement contractée pour parvenir à un niveau proche de celui des taux d’intérêt.

La Fed et la BoE ont su être efficaces en agissant assez tôt… Tel n’a cependant pas été le cas de la BCE ?
Par leurs agissements, les banques centrales des pays anglo saxons ont empêché un effondrement du système financier au paroxysme de la crise au cours de l’automne hiver 2008-2009. La Fed a travaillé avec le gouvernement fédéral des Etats-Unis pour évaluer les pertes bancaires dès février 2009, permettant d’engager le programme de recapitalisation des banques de 700 milliards de dollars dès avril 2009. En même temps la Fed a ciblé son premier programme d’achats d’actifs sur les titres issus des crédits immobiliers. Cela a permis de réduire très tôt les dettes les plus importantes des ménages. Comme les banques, déchargées d’une grande part de leurs actifs douteux ont recommencé à faire du crédit, la consommation a pu être réanimée et a permis de générer une reprise plus robuste qu’au sein de la zone euro.

La BCE a été empêchée, quant à elle, d’agir sur une ligne identique en raison des règles imposées par le traité de Maastricht et n’a été autorisée par les Etats membres à mener une politique quantitative digne de ce nom que lorsque la zone euro s’est retrouvée au bord de l’implosion à l’automne 2011 à la suite de la crise grecque.

L’intervention de la BCE arrive-t-elle trop tard ?

Difficile de le dire. Parce que les modes de décision dans la zone euro consistent à n’agir qu’au bord de l’abime, on peut dire que le programme de prêts bancaires à long terme à taux zéro, lancé dès la fin 2011, a sauvé le marché monétaire de la zone euro qui était complètement paralysé. En stoppant la fragmentation du système bancaire, puis en obtenant la supervision unifiée des banques lorsque les gouvernements se sont résignés à engager l’union bancaire en juin 2012, on peut dire que la BCE a sauvé l’euro. Mais le temps perdu par les gouvernements, ainsi que l’erreur cardinale d’engager l’austérité budgétaire généralisé dès le déclenchement de la crise grecque, ont plongé la zone euro dans une seconde récession qui a dégradé gravement la rentabilité des entreprises. C’est pourquoi le contexte des actions de la BCE est bien plus compliqué. En effet, nous pouvons admettre que nous sommes présentement dans une stagnation séculaire de laquelle il n’est possible de sortir que par le biais d’une nouvelle révolution technologique qui permettra de déployer une vague inédite d’investissement et de relancer durablement la croissance.

Cette stagnation séculaire peut durer longtemps, du moins tant que les Etats ne joueront pas le rôle d’orientation qu’ils sont censés adopter dans cette circonstance.

Une des sources alimentant cette stagnation séculaire est liée au fort ralentissement économique que connaissent de multiples pays émergents?

Effectivement. La mise à mal de bon nombre de pays émergents d’envergure comme le Brésil ou la Russie, est étroitement liée au processus de redéploiement de l’économie chinoise. Les transformations que subit la Chine pour diminuer son surinvestissement dans l’immobilier et l’industrie lourde provoquent une vive contraction du volume des importations chinoises de biens primaires et intermédiaires et une réduction significative de la progression du commerce international.

Quelle lecture faites-vous du tâtonnement affiché à présent par l’ensemble des grandes banques occidentales : Fed, BoE, BoJ, BCE ?

Les banques centrales ne sont pas des acteurs omniscients dans ce contexte économique très incertain.
Ensuite, tout un collectif décide au sein des divers comités de pilotage de la politique monétaire de ces banques centrales. Or, bien que les membres de ces comités aient accès aux mêmes éléments d’informations, ils en ont des interprétations différentes.
La complexification du monde est une autre raison à mentionner.

C’est d’ailleurs cette complexification qui explique le statu quo de la Fed par rapport à la remontée de ses taux directeurs…

Absolument. Bien que la Fed suive une doctrine très unilatéraliste dans sa politique, et qu’elle ne se reconnaisse pas de responsabilité légale internationale, elle ne peut faire abstraction de ce qui se passe ailleurs dans le monde du fait de la fragilisation financière du système global, et de l’investissement grandissant des investisseurs institutionnels américains dans les actifs internationaux.

Qu’attendez-vous de la part de la Banque centrale américaine ?

Je pense que la Fed a tout intérêt à commencer à remonter ses taux directeurs à la fin de l’année pour se doter d’une nouvelle marge de manœuvre afin de pourvoir gérer un nouveau trou d’air économique. La croissance américaine, bien que de moindre ampleur, se veut positive de manière ininterrompue depuis la mi-2009. Une interrogation soulevée est alors celle de savoir si l’économie américaine ne se trouverait pas actuellement dans un haut de cycle. Dans le cas d’une réponse positive, une rechute en récession avec des taux d’intérêt proches de 0 serait très embêtante.

Face à un tel environnement caractérisé par de nouvelles configurations de marché, des incertitudes économiques importantes, est-il raisonnable de tenter de deviner ce que pourraient faire les banques centrales à l’avenir lorsque celles-ci ne savent pas dans quelle direction aller ?

Dans le mouvement de reflux de l’inflation datant des années 1980, les banques centrales ont développé une politique axée sur une cible d’inflation, en dessous mais proche de 2% pour la BCE. La Fed, qui doit par mandat rechercher un objectif de plein emploi, a été longue à définir une cible et a souvent toléré une inflation autour de 3% avant la crise. Toutes les banques centrales ont eu en commun de ne pas se préoccuper de la croissance vertigineuse de l’endettement privé et de la spéculation immobilière. Il était admis à l’époque que la finance était efficiente, qu’elle auto régulait la valeur des actifs et des dettes, et qu’il y avait en quelque sorte une division du travail. La boussole des banques centrales fixait l’ancrage nominal, la finance l’évolution des prix relatifs des actifs. Selon cette idéologie il était ainsi possible d’avoir une information suffisante sur l’économie réelle pour définir les projets d’investissement.

On a pris conscience que la réalité était toute autre. Les banques centrales sont à présent forcées de développer une nouvelle politique qui implique une multiplicité d’instruments (pas seulement les taux d’intérêt) et la représentation d’une nouvelle position vis-à-vis de l’appui qu’elles peuvent apporter à l’économie par le biais de la finance qui est sa principale courroie de transmission immédiate
Les Banques centrales doivent ainsi intégrer la stabilité financière au cœur de leur politique monétaire. Elles l’ont fait jusqu’ici par des mesures exceptionnelles. Le « new normal » sera de considérer que les principaux risques qui ont fait l’objet des politiques quantitatives sont des risques structurels permanents.

De toutes les grandes banques centrales des pays développés, la BCE se trouve dans la situation la plus délicate. Peut-on considérer que c’est elle qui encourt le risque de perte de crédibilité le plus élevé ?
Absolument. Les autres banques centrales peuvent compter sur une politique budgétaire fonctionnant de pair avec la politique monétaire. Tel n’est pas le cas dans la zone euro.
L’euro, monnaie incomplète dans une situation de crise prolongée, est certainement l’organisation des relations économiques et monétaires la moins efficace.
La Banque centrale est en premier rang car elle seule mène une politique commune pour l’ensemble de la zone euro. Elle subit de plein fouet le fait que la zone euro ne fonctionne pas bien en l’absence d’un pouvoir politique capable de définir une politique budgétaire pour l’ensemble de la zone euro. Il s’ensuit un manque de policy mix qui a un effet en retour à l’intérieur de la zone euro. Le niveau insuffisant de demande agrégée exacerbe la polarisation entre pays excédentaires et déficitaires, tout en poussant la balance courante de la zone euro vers des excédents de plus en plus élevés.

Cette perte de crédibilité pourrait-elle avoir lieu l’année prochaine ?

Il me semble que ce risque existe. Chaque fois que s’est matérialisée une amorce de rebond au sein de la zone euro, celle-ci ne s’est pas poursuivie dans le temps. Nous n’avons pas constaté d’embranchement endogène de l’investissement et d’une expansion autoentretenue des revenus et de la demande. Ainsi, un redémarrage de la croissance a pu être observé en 2010. Elle a cependant perdu de l’élan en 2011 et laissé place à une nouvelle rechute en récession jusqu’en 2013. La dynamique initiée alors à ce moment a fini par retomber en 2014. S’ensuit un nouveau choc positif début 2015 sous l’impulsion de la baisse de l’euro et des prix des matières premières. Toutefois les dernières prévisions effectuées laissent place à un nouvel essoufflement. La leçon de ces événements est que le rebond ne veut pas dire reprise auto entretenue.

Sans même rechuter en récession, si la zone euro ne parvient pas à décoller des 1% de croissance, il est probable que le déficit de crédibilité se manifeste de la BCE soit acté en 2016...

La BCE s’est engagée à procéder à des opérations d’acquisitions de titres pour relancer la croissance et parvenir à une inflation proche de 2% en 2017. Car la caractéristique d’un régime de stagnation séculaire est que c’est la croissance nominale qui est essentielle. C’est, en effet, d’elle que dépendent les profits des entreprises. Une inflation trop faible ampute les profits et entrave le désendettement, constituant une configuration défavorable à l’investissement productif. Si le marché s’aperçoit que la trajectoire que prend la zone euro poursuit cet engrenage, la crédibilité de la BCE sera vraisemblablement entamée.

Un accroissement du programme de quantitative easing ne suffira pas régler la situation ?
Tant que la BCE n’achètera que des actifs financiers existants, elle ne fera que modifier les portefeuilles des acteurs vendeurs de ces titres sans véritable modification des conditions de rentabilité.
Il faut que le policy mix soit plus équilibré. Il faut que le partage des rôles se fasse plus nettement, que l’Europe ait une politique macroéconomique plus prononcée.
Si la BCE se mettait à acheter des actifs sur des crédits réels nouveaux, que l’Europe décide de mettre en œuvre un programme d’investissement d’envergure dans le secteur public, tourné sur la transition énergétique et climatique, pour amorcer une nouvelle révolution industrielle, il y aurait alors un espoir.

Y a-t-il déjà un espoir de déblocage avec le plan Juncker ?
Le plan Juncker constitue une amorce de réponse en ce qu’il envisage une coordination améliorée en Europe sur le plan de l’investissement dans des infrastructures publiques rentables avec l’aide d’investisseurs privés. Il faudrait lui donner plus d’ampleur en engageant plus de fonds publics des banques de développement nationales dans le fonds d’investissement coordonné par la BEI et il faudrait sans doute que ces fonds publics servent en partie de garantie pour les tranches absorbant les premières pertes ( first-loss guarantee) dans les « project bonds européens ».
La fenêtre d’opportunité existe. Avec des taux très bas, les investissements d’infrastructures peuvent être aisément autofinancés ans le temps.


Propos recueillis par Imen Hazgui