Interview de Marcel Boiteux : Ancien Directeur général d'EDF

Marcel Boiteux

Ancien Directeur général d'EDF

Prix de l'électricité: les augmenter pour permettre la concurrence?

Publié le 09 Juin 2010

Emportés par le courant des idées, les français ont mis fin au monopole d'EDF et ouvert l'électricité aux disciplines du marché. La pression de la concurrence devait améliorer la gestion, dynamiser les équipes, et faire baisser les prix du courant. Une dizaine d'années après, telle la poule qui a couvé un canard, la France ébahie se dépêtre dans les paradoxes. Le problème n'est plus de faire baisser les prix, mais d'accepter ou non de les laisser monter pour s'aligner sur ceux du marché libre : on avait ouvert l'électricité à la concurrence pour faire baisser les prix, et il faudrait aujourd'hui les élever pour permettre la concurrence ! Que s'est-il donc passé ?
 

Rien que de très prévisible. En caricaturant un peu , on peut dire qu'autrefois, chacun vivant dans ses frontières, la France était souvent « marginale nucléaire », avec des prix bas ? et l'Allemagne jamais. On ouvre les frontières et le marché s'organise à l'échelle de l'Europe occidentale : pour leur plus grand profit, les centrales nucléaires françaises sont alors toutes sollicitées pour se substituer aux centrales à charbon les plus coûteuses des autres pays ; de ce fait, le système s'avère presque toujours marginal charbon, tandis que les centrales nucléaires françaises marchent à plein : les prix du marché s'élèvent donc au niveau des coûts de combustible des centrales à charbon allemandes. Et le marché européen s'installe dans ce nouvel équilibre, qui impliquerait pour la France des prix beaucoup plus élevés pendant la plus grande partie de l'année. EDF encaisserait alors une rente, la « rente nucléaire », qui est à la mesure de son mérite d'avoir su en temps utile opter avec succès pour le nucléaire.

Le contribuable n'a  rien à réclamer, et le consommateur non plus

 


Stupéfaction, indignation ... Pas question de laisser les prix français augmenter pour s'aligner sur le marché ! D'autant, disent quelques censeurs désinformés, que c'est le contribuable qui a payé le nucléaire français : il est normal que les consommateurs en bénéficient enfin aujourd'hui, quitte à extraire les prix français du jeu naturel des marchés européens quoi qu'on en pense à Bruxelles.

Le contribuable ? Comment peut-on proférer de pareilles énormités ?

EDF est une entreprise, et non un département de l'Etat, avec ses responsabilités et ses comptes, qui sont des responsabilités et des comptes d'entreprise. Or le nucléaire d'EDF a été entièrement financé par emprunt ou autofinancement, sans le moindre apport du contribuable. Même la « francisation » du brevet de Westinghouse a été payée au CEA par EDF( et par Framatome). Mieux, jamais le contribuable n'a mis un sou dans l'entreprise. Quitte à s'attirer l'admiration des grands groupes privés qui ont fait appel de temps à autre à leurs actionnaires, EDF présente cette caractéristique très particulière de n'avoir jamais reçu un sou de l'Etat, son actionnaire unique : à partir du noyau initial, nationalisé en 1946 et généreusement indemnisé par le « 1 % actionnaires » prélevé sur les recettes pendant trente ans, la valeur en bourse d'EDF est de l'ordre de la centaine de milliards sans que son actionnaire unique y ait investi le moindre argent . Et ce ? hors certains très gros contrats qui sont des cas d'espèce ? avec des tarifs dont le niveau (hors taxe) était parmi les moins élevés d'Europe.


Le contribuable n'a donc rien à réclamer, et le consommateur non plus. Seul le propriétaire ? l'Etat en l'occurrence ? a tous les droits si ses actionnaires (les électeurs) les lui confirment ... et si Bruxelles ferme les yeux.


Du bon usage de la rente nucléaire

Cela étant, que ferait-on si les décideurs français, ayant opté pour le marché, en respectaient les règles ? Libéré de la responsabilité impopulaire de fixer les tarifs de l'électricité, le Gouvernement observerait la montée des prix du courant sur le marché européen, comme il observe celle du prix des betteraves ou du gigot de mouton. Et aux Français mécontents qui l'interpelleraient, il répondrait que ce sont eux qui ont voulu, par la voie de leur Parlement, que ce soit dorénavant les disciplines de la concurrence et du marché qui président à la gestion du secteur électrique, et non plus, comme autrefois, l'Etat, actionnaire unique de la vieille EDF. Il ajouterait que, certes, la nouvelle EDF va faire de très copieux bénéfices grâce à la rente nucléaire que lui a léguée l'ancienne, mais que c'est à lui, l'Etat, que cette rente appartient (à 85 %) en tant que propriétaire de l'entreprise. Il ajouterait qu'il est décidé, avec l'accord du Parlement, à faire bon usage de cette rente : elle pourrait être solennellement affectée à boucher le trou de la sécurité sociale, ou à abonder le fonds de sauvetage des retraites, ou encore à financer des campus universitaires enfin dignes du génie français.


Eh bien non ! La solution envisagée est de refuser le jeu du marché, d'ordonner à EDF de subventionner ses concurrents en leur affectant un morceau de son parc nucléaire ? extraordinaire aubaine à laquelle ils n'osaient réellement prétendre ? et de fixer autoritairement les prix de l'électricité à un niveau assez bas pour que la rente nucléaire disparaisse : au lieu de l'affecter à la sécurité sociale ou aux campus universitaires, l'idée est, en bloquant les prix, de répartir cette rente entre les consommateurs d'électricité au prorata de leur consommation, grâce au maintien des prix français de l'électricité à un niveau artificiellement bas.

Que ferions-nous, géniaux français, si nous étions encore plus intelligents ?

 

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