Interview de Michel  Aglietta : Conseiller au CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales), conseiller chez Groupama AM, professeur émerite à l'Université Paris X Nanterre

Michel Aglietta

Conseiller au CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales), conseiller chez Groupama AM, professeur émerite à l'Université Paris X Nanterre

La guerre des changes : nouvelle mode des médias

Publié le 19 Février 2013

Depuis l’anticipation de la nouvelle politique économique japonaise en novembre dernier la presse internationale est en émoi : guerre des changes ! En comparant les réponses des politiques monétaires aux crises financières des années 1930 et de la crise actuelle, on aboutit à la conclusion qu’il n’y a pas de volonté délibérée de rejeter les conséquences de la crise sur les autres pays. Maintenant comme alors les mouvements de change sont un effet collatéral de l’échec de la coopération internationale.

Le terme de « guerre des changes » a été lancé par le ministre des finances brésilien Guido Mantega en septembre 2010. Il jugeait la politique américaine d’achats de titres longs de la dette publique inefficace à l’intérieur des EU. Elle ne servait qu’à déclencher des flux de capitaux qui inondaient les pays émergents, y provoquant hausse des prix d’actifs, inflation et appréciation des monnaies détruisant la compétitivité. Si donc les politiques monétaires de taux zéro sont inefficaces dans leurs pays d’origine et créent des répercussions négatives dans les pays émergents, elles sont globalement nocives et résultent d’une volonté délibérée de dévaluations compétitives de la part des pays développés.

Une autre analyse est que ces politiques sont efficaces par le guidage des taux d’intérêt futurs (forward guidance) que procure l’engagement de maintenir des taux zéro suffisamment longtemps et par l’achat d’actifs longs ciblés par la banque centrale (large-scale asset purchases), les deux processus conduisant à un abaissement des taux longs [1]. Si donc les politiques sont positives pour les pays développés et négatives pour les pays émergents, il ne s’agit pas de guerre des changes mais de mauvaise coordination internationale, incapable de neutraliser les effets néfastes des mouvements de capitaux induits [2].

Enseignements des années 1930

L’équivalent des politiques « non conventionnelles » actuelles étaient les politiques de dévaluation par rapport à l’or. En effet la convention d’avant-crise était la convertibilité-or des monnaies, rétablie à un coût social énorme au cours des années 1920, comme la cible d’inflation de 2%, dite de la « grande modération » a été celle qui a précédé la crise actuelle. Dans les deux cas cette stabilité des prix retrouvée a fait le lit de l’instabilité financière.

Mener une politique de guidage monétaire voulait dire élever le prix de l’or et le tenir haut aussi longtemps que les conditions monétaires n’étaient pas redevenues « normales ». La solution coopérative aurait été une hausse coordonnée du prix de l’or dans toutes les devises pour stopper la déflation dans tous les pays. L’échec de la conférence de Londres en 1933 a précipité les réactions en ordre dispersé, déjà précédées par la sortie de la livre sterling de l’étalon or en septembre 1931, la politique d’argent bon marché et la formation de la zone sterling. Dès le printemps 1933, Roosevelt et son ministre des finances Morgenthau décidèrent d’achats d’or massifs pour faire remonter les prix afin de désendetter les fermiers. Le Japon amorça sa politique d’armement massif tout en abandonnant l’étalon or, tandis que la Suède adoptait une politique de ciblage du niveau général des prix. De son côté l’Allemagne rendait sa monnaie inconvertible et entrait dans l’univers du commerce de troc.

Tous ces pays améliorèrent leur compétitivité au détriment des pays du bloc or emmenés par la France, lesquels s’imposèrent une déflation absurde, avec les mêmes arguments qu’aujourd’hui sur les vertus de l’austérité. Il fallut attendre le Front Populaire pour que la France abandonne enfin l’étalon or au second semestre 1936. Finalement tous les pays étaient arrivés avec des politiques de chacun pour soi à la solution coordonnée qui aurait dû rationnellement s’imposer dès 1931. Puisque tous les pays subissaient un choc déflationniste commun (une crise financière globale), la meilleure solution aurait été un accord international pour élever le prix mondial de l’or grâce à des achats simultanés des banques centrales.

Et maintenant : quid de la guerre des changes ?

La crise financière a provoqué un effondrement du commerce international par assèchement du marché de gros du dollar à l’automne 2008 (choc commun). Contrairement aux années 1930 le monde possède un forum politique (G20) et des organisations internationales (FMI, Comité de Bâle). C’est pourquoi les choses avaient mieux commencé avec les politiques de relance concomitantes, si non coordonnées. Mais très vite la coopération internationale s’est délitée, les politiques régressant au schéma séquentiel des années 1930. Les pays les plus durement touchés par la crise financière furent les plus vite acculés aux politiques monétaires de taux zéro. Partout où elles ont été appliquées sérieusement ces politiques ont été efficaces pour réduire les taux d’intérêt à long terme.

Corrélativement elles ont abaissé les taux de change réels, donc augmenté la compétitivité avec des effets défavorables sur les autres pays. Il est malvenu de faire haro sur le Japon. En 5 ans, du début 2007 au début 2012 le yen a subi une appréciation de plus de 50% contre le dollar. Aller raconter que sa baisse de 17% depuis la mi-novembre est une dévaluation compétitive qui déclenche une guerre des changes est pour le moins mal venu. Quant à l’euro, il a subi aussi une appréciation de 50% contre le dollar de 2003 à 2008. Puis il a fluctué au gré des avatars de la crise de la zone euro dans une bande de + ou – 8% autour d’un taux moyen de 1,30$ par €. Rien de bien scandaleux !

Les obstacles pour parvenir à une coopération internationale sont rendus insurmontables par la nature de la crise. A la barrière de taux zéro il n’est pas possible de séparer politique monétaire et politique budgétaire. Coopérer entre des pays qui sont tous affectés, mais pas de manière symétrique à cette étape du déroulement de la crise, reviendrait à débattre des politiques budgétaires pour pouvoir doser l’ampleur des financements monétaires des dettes publiques nationales contribuant au montant adéquat de liquidité mondiale. Cela est hors de portée dans le monde actuel pour des raisons tant doctrinales (la sacro sainte indépendance des banques centrales qui n’a plus de réalité mais qui demeure un dogme) que pratiques. Le mieux est donc d’accepter la fluctuation des taux de change sans crier à la guerre à tous propos et hors de propos.

[1] M. Woodford (2012), Methods of policy accommodation at the interest rate lower bound, Conference Paper, Jackson Hole Symposium, 31 août. M. Aglietta (2013), The zero lower bound and the financial instability hypothesis, CEPII Working Paper, à paraître.

[2] B. Eichengreen (2013), Currency war or international policy coordination ?, Univ. Berkeley, janvier.

"Cet article est aussi disponible sur le Blog du CEPII"

Propos recueillis par Imen Hazgui