Interview de Thomas Gomart : Directeur de l'Institut français des relations internationales (Ifri) et auteur du livre

Thomas Gomart

Directeur de l'Institut français des relations internationales (Ifri) et auteur du livre "Le retour du risque géopolitique, Le triangle stratégique Russie, Chine, Etats-Unis"

Comment doit-on comprendre le risque géopolitique aujourd'hui ?

Publié le 21 Mars 2016

Vous venez de rédiger un ouvrage centré sur le risque géopolitique. Pourquoi vous êtes vous intéressé à ce sujet ?
Trois principales raisons m’ont amené à m’intéresser à ce sujet. Premièrement, j’avais constaté dans les programmes des business schools l’absence de véritables enseignements sur l’environnement des affaires capable d’intégrer les dimensions stratégique, politique et technologique. Deuxièmement, nous avons conduit à l’Ifri, en 2012, une réflexion méthodologique sur le risque pays associant économistes de banque, assureurs et spécialistes de relations internationales destinée à envisager des scénarii de rupture, en fonction d’aléas géopolitiques notamment le terrorisme. Troisièmement, lors de l’annexion de la Crimée par la Russie qui a entraîné une politique de sanctions, j’ai pu constater la difficulté pour certaines entreprises de situer le centre de gravité des événements en restant dans des logiques sectorielles.

Quels premiers constats avez-vous faits dans le cadre de votre recherche ?

La littérature sur le risque pays élude le risque géopolitique dans la mesure où il est fondamentalement non modélisable même s’il peut revêtir un caractère systémique. Néanmoins, ce sujet commence à être sérieusement abordé par des économistes de banque dans des papiers internes. Ils viennent à ce sujet en constatant que des économies considérées comme stables et matures peuvent être perturbées par des événements géopolitiques. Ce type de risque ne considère plus seulement les émergents.

Vous estimez que le risque géopolitique doit être apprécié à trois niveaux ? Lesquels ?

En effet, mais cette approche mériterait d’être approfondie. Le premier niveau est celui du projet de puissance. Au sein des pays dits émergents, il convient de distinguer les pays qui portent un projet de puissance, c’est-à-dire une volonté d’autonomie stratégique assise sur des moyens et une organisation. Quatre secteurs sont cruciaux pour porter une « grande stratégie » : l’énergie, la finance, l’armement et le numérique.
Le deuxième niveau a trait à la dimension systémique. La question à se poser est celle de savoir comment l’action d’un ou plusieurs Etats ou unités infra étatiques peuvent avoir un impact sur l’ensemble du système. Cela revient par exemple à s’intéresser au risque géopolitique a travers une relation bilatérale ou multilatérale. Peut-on sérieusement envisager la trajectoire de la France sans intégrer le couple franco-allemand par exemple ?
Enfin, le troisième niveau concerne l’intégration du risque géopolitique par les acteurs. Bien souvent, ce risque n’est pas bien apprécié car on ne souhaite pas sortir du raisonnement binaire suivant : si le risque géopolitique survient, il est incontrôlable ; s’il ne survient pas, il reste latent, et ne peut donc être mesuré.

Pourquoi parler de « retour » du risque géopolitique ?
Pour les spécialistes de relations internationales, ce risque n’a jamais disparu. Ce qui est nouveau c’est, d’une part, la perception partagée par les décideurs publics et privés d’une forte dégradation de l’environnement international et, de l’autre, une interrogation de plus en plus fondamentale sur le cours pris par la mondialisation.

Pensez-vous qu’il est aujourd’hui possible d’avoir une vision d’ensemble de ce risque géopolitique et d’en mesurer véritablement l’ampleur ?

Cela me semble illusoire. En revanche, il faut conduire une veille permanente combinant analyses instantanées et analyse des trajectoires historiques. On ne peut pas appréhender le risque géopolitique sans mémoire historique. Importe aussi l’aptitude à relier le champ économique aux champs politique, militaire et technologique. Plus délicat : les décideurs économiques doivent pouvoir construire des capacités de jugement de situation internationale complexe, ce qui requiert culture et pratique spécifiques.

Vous axez votre étude autour de trois grands pays : les Etats-Unis, la Chine, la Russie ? Considérez vous que ce sont les trois acteurs les plus influents du risque géopolitique ?

La déformation de ce triangle constitue indéniablement une des principales forces de transformation de la mondialisation. Ces trois pays sont aujourd’hui trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Ils représentent les trois plus grandes dépenses militaires dans le monde. Ce sont des puissances nucléaires, très présentes sur les quatre secteurs clés de la puissance : énergie, finance, armements et numérique. Ils ont une culture stratégique centrée sur un impératif d’autonomie. Ils font partie des grands émetteurs de CO2 sur la planète. Ils constituent à eux trois environ 35% du commerce extérieur de l’Union européenne et ont pour deux d’entre eux des échanges conséquents avec le Japon.
Pour l’ensemble de ces considérations réunis, ces trois pays apparaissent clés dans le paysage politique international. En raison de son poids géopolitique et géoéconomique, ce triangle pèse sur l’Europe et le Japon, plus que l’inverse.

Quel regard portez-vous sur la montée en puissance de Donald Trump dans la campagne présidentielle qui se déroule aux Etats-Unis ?

Les Etats Unis génèrent du risque géopolitique que ce soit par leur politique étrangère ou leur politique intérieure. L’arrivée de Donald Trump à la fonction présidentielle serait clairement un coup de tonnerre. On commence à envisager les scénarii possibles en matière de politique étrangère, en ignorant quelles pourraient être ses premières décisions et la composition de son équipe. Il est intéressant de s’interroger sur le succès actuel de Donald Trump même s’il devait finalement échouer à conquérir la Maison blanche. L’explication est à rechercher, à mon sens, dans le sentiment de trahison qu’éprouve la classe moyenne américaine par rapport aux élites et leur conception de la mondialisation et de la place des Etats-Unis dans le monde.

Une autre source d’instabilité concerne la nouvelle nature de terrorisme à laquelle nous devons faire face : un terrorisme qui peut survenir à tout moment sous n’importe quelle forme. De quelle manière cela interfère avec la nouvelle analyse du risque géopolitique ?

Il y a eu un effet de sidération incontestable en raison de la multiplication et de l’ampleur des dernières opérations terroristes. Au-delà de ce qui s’est passé en France, d’autres attaques ont eu lieu en Tunisie, en Turquie, au Liban, au Mali, en Cote d’Ivoire…
Ces événements ont eu deux principales conséquences. L’articulation dans certains discours politiques du terrorisme et de la crise migratoire qui remet en cause l’espace Schengen et polarise le débat sur les questions identitaires. Et la perception d’être actuellement dans un état de guerre qui a des répercussions significatives en termes d’organisation du pouvoir (état d’urgence), et de priorités pour l’exécutif.
En cela le terrorisme rabat les cartes du risque géopolitique, étant étendu que les opérations sont vouées à se répéter.
Ceci étant, si l’on regarde l’histoire, nous avons déjà eu affaire à des vagues de terrorisme, dans un passé récent et plus lointain, et nous avons réussi à les surmonter.

Certains s’étonnent de la non prise en compte du risque géopolitique sur le marché pétrolier. Quel est votre sentiment ?

Plusieurs remarques à cela. Cela peut paraitre contre intuitif à voir une situation géopolitique extrêmement tendue au Moyen-Orient avec des tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, l’implosion de l’Irak et de la Syrie, et en parallèle un durcissement du pouvoir en Russie d’une part et une baisse du cours du baril d’autre part. Cela se justifie par des mécanismes très compliqués à décrypter sur lesquels se combine du risque géopolitique et un déséquilibre offre-demande.
A présent, les entreprises du secteur énergétique sont celles qui sont probablement les plus structurées en termes d’analyse de risque géopolitique avec le secteur financier.
Les variations du prix du pétrole, à la hausse comme à la baisse, sont plutôt des facteurs de transmission du risque géopolitique. A la hausse, les contrecoups sont surtout ressentis par les pays importateurs et à la baisse, les répercussions sont davantage palpables dans les pays exportateurs.

Quel sentiment avez-vous sur le devenir du risque géopolitique dans les années à venir ? Est-on condamné à connaitre un risque géopolitique plus important ?

Nous entrons dans une nouvelle phase qui se caractérisera par une plus grande hétérogénéité du système international et donc pour les acteurs économiques européens une nécessité de trouver un positionnement par rapport à des systèmes d’inspiration démocratique et des systèmes d’inspiration autoritaire.
Sur un plan plus macro, la mondialisation devrait s’accélérer sur le plan technologique et sur le front des comportements sociaux mais a vocation à rétrécir sur le terrain politique et institutionnel. Cette contradiction sera source de fortes tensions.

Propos recueillis par Imen Hazgui