Interview de Jean-Joseph Boillot : Conseiller au club du CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales) et auteur de

Jean-Joseph Boillot

Conseiller au club du CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales) et auteur de "Chindiafrique, les trois géants qui feront le monde de demain"

Inde : plusieurs mesures ont été adoptées pour ouvrir le pays aux investisseurs étrangers dans le secteur financier (assurance et banque), l'aéronautique, le commerce de détail

Publié le 20 Décembre 2012

Quel regard portez-vous sur le ralentissement de la croissance indienne ?
Le retournement conjoncturel est assez prononcé, mais de l'ordre de 2 points seulement par rapport au potentiel de croissance de long terme estimé à 7%. En ce sens, nous sommes plutôt encore dans un phénomène de cycle des affaires même s'il est accentué par l'ampleur du cycle du crédit précédent et de la crise mondiale. L'indice le plus significatif est le surendettement des agents privés - ménages et grandes entreprises. Ainsi, par exemple, l’ensemble des avions de la première compagnie aérienne du pays-Kingfisher- sont cloués au sol avec une dette supérieure à 3 milliards de dollars. Côté ménages, le crédit à la consommation avait progressé à un rythme de 35% par an dans les années qui ont précédé la crise des subprimes et ce n'était pas soutenable bien sûr, notamment dans l'immobilier où s'était formée une bulle. Les banques indiennes ont ainsi vu s'accumuler les prêts non performants et on est rentré depuis quelques mois dans une longue période de « credit crunch » (resserrement des conditions d’octroi du crédit) qui bloque toute reprise tant de l'investissement que de la consommation. Il faut attendre encore quelques mois pour savoir si c'est plus grave qu'un simple retournent de cycle, un peu comme dans la période 1993-2004 -on a tendance à l'oublier- où la croissance est restée molle pendant dix ans, à cause de la conjugaison de chocs comme la crise asiatique de 1997 et l'éclatement de la bulle internet en 2000.

Dans cette phase d’ajustement conjoncturel, l’Inde peut elle être confrontée à une crise ?
A mon sens non, en tous cas pas au sens d'une crise typique de pays émergent.
Une crise pourrait provenir de trois sources : l’incapacité de l’Inde à faire face à son déficit budgétaire, une dérive inflationniste majeure, et enfin l'incapacité à contenir le déficit courant au-delà de 2-3% du PIB.
Sur le plan budgétaire, la situation est en train de s’améliorer. Le nouveau ministre des finances, Palaniappan Chidambaram, est connu pour ne pas être un mou. Il a engagé un bras de fer avec l’opposition, et même avec la population, en refusant d'acheter à tout prix une popularité pourtant bien nécessaire dans le cycle politique actuel. On est en effet déjà rentré dans la campagne des prochaines élections générales, prévues en 2014, mais qui peuvent se tenir en fait à n'importe quel moment puisque le gouvernement est minoritaire au parlement.
Palaniappan Chidambaram a réduit ainsi les dépenses, notamment administratives mais surtout les subventions et augmenté les recettes fiscales. Cela est tout à fait normal d'ailleurs car l'Inde est un des rares pays du monde où la pression fiscale globale était en diminution depuis quelques années, et en outre à partir d'un niveau très bas. Il a en outre augmenté les recettes non fiscales comme la vente de fréquences des téléphones mobiles, et on vient d'annoncer la relance du programme de privatisations en panne depuis cinq ans.

A quel niveau au juste se situe le bras de fer entre le gouvernement et le parlement ?
Le bras de fer ne concerne pas vraiment l’impératif de resserrement du déficit budgétaire. Il y a un consensus général pour le réduire tant on se rend compte que la dette publique est totalement insoutenable pour un pays qui a une assiette fiscale aussi faible. L’objectif d’atteindre un déficit budgétaire de 5,3% du PIB d’ici mars me parait plausible depuis qu'on a écarté l’ancien ministre des finances, Pranab Mukherjee, en le nommant au poste honorifique de Président de l'Union indienne.
Le bras de fer avec l'opposition de droite comme de gauche concerne essentiellement la relance du programme de libéralisation, essentiellement son volet commerce de détail.

Que voulez-vous dire ?

Plusieurs mesures de libéralisation ont été annoncées dans un contexte de quasi crise politique. Depuis plus d'un an, on accusait le gouvernement de Manmohan Singh de paralysie. Les mouvements contre la corruption s'en étaient de plus en plus pris au plus haut sommet de l'état et il fallait détourner ces attaques très populaires. Profitant de l'aura libérale du Premier ministre qui a joué un rôle essentiel lors de la crise des paiements en 1991, le choix tactique a été d'annoncer un nouveau train de réformes présentées comme radicales. Il s'agit essentiellement d'ouvrir quelques secteurs clés aux investisseurs étrangers comme le secteur financier (assurance et banque), l’aéronautique, et de façon beaucoup plus symbolique le commerce de détail.
Il y avait des raisons profondes et notamment la nécessité de relancer les investissements directs pour financer de façon stable le déficit de la balance des paiements plutôt que de laisser les mouvements de capitaux à court terme le faire.

Dans le secteur bancaire, la réticence est venue plutôt de la Banque centrale inquiète de la concurrence inégale entre les banques indiennes plutôt de petite taille et les banques étrangères qui appartiennent à de grands groupes mondialisés. Mais l’institution monétaire a cédé dans le secteur des assurances, notamment parce que les assureurs étrangers rentrent en général en partenariat avec les banques indiennes pour profiter de leurs réseaux de guichets.

Dans l’aéronautique, la réponse générale a été plutôt favorable compte tenu de la situation terrible des compagnies privées indiennes qui ne cessent d'accumuler des dettes. Deux compagnies se trouvent manifestement derrière la mesure de libéralisation aux investisseurs étrangers: Kingfisher et Spicejet, et peut-être aussi Jet Airways. Ces deux sociétés auront du mal à sortir du sur-endettement sans consolidation avec un investisseur étranger.

La donne vaut également pour le commerce de détail. La plupart des conglomérats indiens qui étaient rentrés en fanfare dans la distribution accumulent aujourd'hui des pertes. Alors qu'ils sont en général surendettés, comme la chaîne leader très populaire, Pantaloon, la seule option qu'ils voient est de revendre leurs réseaux aux groupes étrangers qui manifestent depuis quelques années un véritable appétit pour le deuxième marché du monde en termes de population.
La mesure a néanmoins rencontré une vive hostilité auprès de l'opinion publique. Tous les partis d'opposition – de droite comme de gauche, du nord comme du sud- se sont emparés du sujet. Il faut dire qu'il y a au moins 15 millions de petits commerçants traditionnels en Inde et que les Indiens n'ont pas gardé un bon souvenir du colonialisme, sans compter une xénophobie rampante comme dans tous les grands pays en développement.

Cette loi a fini par passer…
Oui, malgré le départ d'un parti important pour la coalition puisqu'il s'agit du Trinamool Congress qui gouverne au Bengale. Le gouvernement a insisté sur l'importance de cette mesure pour garantir la stabilité du financement extérieur de l’Inde. La progression de la dette extérieure a encore été de 13% en 2011-2012. Elle s’élève désormais à 350 milliards de dollars contre 140 milliards de dollars en 2005. Surtout, la dette à court terme représente 26,6% de cette dette extérieure contre 14% en 2004.
Ce n'est pas pour rien que les agences de notation ont développé un discours négatif sur l'Inde depuis quelques mois même si elles ne croient pas en une crise de balance des paiements et donc une crise de change à court terme. Par contre, elles indiquent que pour éviter ce type de crise, l'Inde doit réduire son déficit courant et assurer un financement stable de la balance des paiements. C’est dans cette logique qu'il faut inscrire très largement les mesures de libéralisation annoncées, et le fait est que la réaction des investisseurs étrangers a été aussitôt de les saluer comme un pas en avant positif.

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Propos recueillis par Imen Hazgui