Interview de Jean-Joseph Boillot : Conseiller au club du CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales) et auteur de

Jean-Joseph Boillot

Conseiller au club du CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales) et auteur de "Chindiafrique, les trois géants qui feront le monde de demain"

Inde : nous ne devrions pas connaître de reprise économique sensible en 2013, mais en 2014

Publié le 20 Décembre 2012

Le déficit de la balance courante va être difficile à boucler cette année malgré la multiplication des actions allant dans ce sens…
Oui. Le déficit de la balance courante représente plus de 3,5% du PIB. Par contre il est intéressant de noter que le tiers de ce déficit est dû aux achats d'or, et largement de la part des ménages, un peu comme en Chine du reste. On sait que les Indiens adorent le métal précieux, notamment pour la dot des mariages, mais on est plutôt à mon sens dans une situation où ils se portent massivement acquéreurs d’or pour protéger leur épargne contre une inflation persistante qui s'avère supérieure aux taux d'intérêt sur les comptes d'épargne.
Des mesures ont donc été prises pour limiter les importations d’or. Une taxe a été instaurée et la Banque centrale est même en train de réfléchir à un mécanisme d’émission de bons du Trésor indexés sur l’or comme on l'a fait en France dans le passé. Mais on sait aussi que c'est dangereux pour les finances publiques en cas d'explosion du métal jaune, et personne n'ose prédire comment son prix peut évoluer.
Restent alors les mesures classiques de politique économique pour réduire les déficits extérieurs et notamment la politique de change (dévaluation) ou la contraction de la demande. La première solution n'en est pas une dans un pays trop dépendant structurellement des importations. Reste alors à accepter le ralentissement de l'économie, la contraction de la demande, de la consommation, et donc de moindres importations.

L’inflation constitue un enjeu important pour l’Inde. Comment voyez-vous les choses évoluer ?
L’inflation mesurée par les prix de gros est d'environ 7,5% et l’inflation de détail plus proche de 12-15% selon les ménages considérés. C’est beaucoup dans un pays où il n'existe pas d'indexation des revenus. Cette forte inflation contraint surtout la marge de manœuvre de la Banque centrale (RBI) face au ralentissement du cycle et même dans l'utilisation de la politique de change pour améliorer la compétitivité prix des exportations indiennes.
La Banque centrale de l’Inde a officiellement un objectif d’inflation de 5,5% (prix de gros). A ce jour, elle considère donc que l'Inde est toujours dans une phase d’ajustement, et elle continue de penser -en interne tout du moins- que l’inflation reste une menace plus importante que le ralentissement de la croissance.

Aussi, malgré les pressions du gouvernement qui n'est pas très content de la politique monétaire suivie par la Banque centrale, je ne m’attends pas à ce que l’institution monétaire agisse sur le taux directeur à court terme même si elle va infléchir son discours dans le sens du soutien à la croissance. Et les derniers chiffres d'inflation pour le mois de novembre me renforcent dans cette idée.
En revanche, la banque centrale utilise des leviers plus quantitatifs et directs comme celui du taux de réserves obligatoires. Ce dernier a été abaissé de 6 à 4,20% ce qui permet un peu d’atténuer les effets du crédit crunch (resserrement du robinet du crédit). Le taux de croissance du crédit cette année est pour l'instant de l’ordre de 7%, soit bien inférieur à la croissance nominale (entre 12 et 15%). Compte tenu du niveau d’inflation, nous sommes donc bien toujours dans une phase de contraction de la masse monétaire en termes réels. Les banques en difficulté de refinancement ont simplement pu accorder un peu plus de crédits pour leurs débiteurs. Cela ne contribue pas à relancer ni l'investissement ni la consommation comme on le voit avec la chute des ventes automobiles le mois dernier.

Le recul des prix des matières premières ne pourrait-il pas conduire à un fléchissement du niveau d’inflation et accroître la marge de manœuvre de la Banque centrale ?
Certes une grande partie de l’inflation indienne est liée à l’importation des matières premières. Une baisse des prix pourrait donc réduire les pressions inflationnistes, et c'est ce qui se passe. Cependant, la capacité d’action de la Banque centrale restera limitée dans la mesure où l’inflation est en réalité plus structurelle et de nature domestique.
En interne, deux facteurs sont à l’origine de l’inflation. En premier lieu, les salaires. Parallèlement au sous-emploi de masse, au chômage important, à l’excédent de main d’œuvre, on observe dans le même temps une hausse des coûts salariaux, notamment dans le secteur dit « organisé », c'est à dire les salariés des grandes entreprises.
Les salaires y ont encore progressé de 20% cette année. Certains observateurs l’expliquent par une pénurie de main d’œuvre qualifiée. Je pense qu’il y a une autre cause à cela. Le nombre de diplômés n'a en réalité cessé d'augmenter. Mais la jeunesse qui travaille dans les villes, que ce soit dans les bureaux ou les usines, observe que son coût de la vie augmente fortement. On est en présence d'un phénomène bien connu chez les économistes : l'effet Balassa-Samuelson. Si les entreprises n’augmentent pas structurellement les salaires, elles auront de plus en plus de difficultés à trouver de la main d'oeuvre, en tous cas pas parmi les mieux formés ou les plus expérimentés.

Quelle est la deuxième source d’inflation structurelle en Inde ?
L’Inde est un pays coûteux en logistique, en transport, en électricité, globalement dans tout ce qui touche les infrastructures qui n'ont pas suivi la croissance forte des dernières années et qui constituent autant de goulets d’étranglement. Les autorités n’ont pas suffisamment investi dans les infrastructures et les partenariats public-privé ne sont pas un grand succès en raison d'un contexte juridique et administratif difficile comme le note la banque mondiale dans son dernier classement mondial de l'environnement des affaires. Un deuxième facteur s'y ajoute et pas des moindres : le potentiel de croissance de l’activité agricole est guère supérieur à 2%, 3% au mieux. Or comme la demande alimentaire finale dans le monde urbain progresse au minimum de 5% compte tenu de la fameuse transition nutritionnelle, le jeu de l’offre et de la demande pousse les prix agricoles autour de +15% par an.
Vous n’êtes donc pas très optimiste sur le recul de l’inflation ?
Pas vraiment au vu de ces deux causes structurelles. Et il faut ajouter l'inflation importée. Car si les prix de l'énergie ou des autres matières premières baissent aujourd'hui sous l'effet de la récession mondiale, on ne peut écarter une reprise forte des prix et donc de l’inflation importée.

In fine, quelle vision avez-vous de la toile de fond macroéconomique l’année prochaine ?
Nous ne devrions pas connaître de reprise sensible même si un certain nombre d'indices penchent vers une stabilisation de la situation comme la restauration des marges de profit des entreprises. L’ajustement budgétaire devrait lui se poursuivre ainsi que le désendettement des ménages et surtout l'assainissement des portefeuilles bancaires. Sur le front externe, l'incertitude reste grande puisque les exportations pourraient éventuellement mieux se comporter en cas de regain du dynamisme en Chine et aux Etats-Unis, mais on sait que rien n'est garanti.
La reprise pourrait par contre se dessiner en 2014 avec une remontée du cycle vers 2017 pour le point haut. Mais tout cela dépend de la conjoncture internationale encore une fois, et d'autre part de la capacité de l'Inde à trouver un nouveau régime de croissance davantage tiré par la demande domestique que dans le précédent cycle, ce qu'on appelle à juste titre une croissance « inclusive ». Or cela suppose un fort consensus politique interne. Il faut donc attendre de voir qui gagnera les élections de 2014. Un personnage comme Narendra Modi, l'actuel « chief minister » du Gujarat, présenté comme le possible candidat de l'opposition nationaliste, pourrait par exemple exacerber les divisions internes et compromettre la paix sociale dans un pays déjà difficile à gouverner.

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Propos recueillis par Imen Hazgui