Interview de Christophe Nijdam : Analyste secteur bancaire chez AlphaValue

Christophe Nijdam

Analyste secteur bancaire chez AlphaValue

Produits dérivés : quelles banques sont des Fukushima en puissance ?

Publié le 26 Décembre 2013

Vous publiez une étude intitulée « Produits dérivés : quelles banques sont des Fukushima en puissance ? ». Pourquoi ce titre alarmiste ?
Le marché des dérivés a retrouvé en 2013 son niveau d’avant la crise. C’est préoccupant. En effet, le G20 avait identifié deux causes principales de contagion systémique après la chute de Lehman Brothers : d’une part l’insuffisante liquidité de certaines banques, d’autre part leurs positions excessives et opaques en matière de dérivés.
Sur ce marché, on ne sait pas qui détient quoi, par conséquent la faillite d’un établissement peut entraîner celle de tous les autres par effet de domino. C’est un marché peu transparent, dont l’essentiel des transactions se fait « de gré à gré » entre établissements financiers. C’est surtout un marché devenu monstrueux : au premier semestre 2013, il représentait 693 000 milliards de dollars, soit dix fois le PIB mondial, contre « seulement » trois fois le PIB mondial il y a quinze ans au moment du renflouement de LTCM (septembre 1998) qui avait déjà failli mettre à terre la finance internationale via les dérivés. Ce qui est alarmant, ça n’est pas le titre de notre étude mais c’est plutôt le constat au travers de ces chiffres que les banques n’ont pas toutes tiré les leçons de la crise.

Pourquoi les dérivés sont-ils dangereux ?
Le dérivé en lui-même n’est pas dangereux. C’est une police d’assurance destiné aux entreprises qui veulent se couvrir contre les variations de change, de taux d’intérêts (swap de taux), du cours des matières premières ou encore contre le risque de défaillance d’un débiteur (CDS). C’est donc un produit utile. Le problème, c’est que seul 10% du marché des dérivés sert au besoin légitime d’assurance des entreprises, le reste étant de la spéculation de la part de certains établissements financiers (banques et hedge funds essentiellement) sous couvert de la garantie implicite des Etats pour les banques trop grosses pour faire faillite (les fameuses « too big to fail », ou encore 2B2F). Non seulement ces établissements s’échangent des dérivés en-dehors de tout « fait assurable » mais ils ne sont même pas soumis aux mêmes règles que les assureurs, notamment en matière de constitution de réserves techniques d’assurance.

Tous les dérivés se « valent »-t-ils ?
Non. Certains dérivés sont plus dangereux que d’autres. Un CDS est plus risqué qu’un swap de taux, par exemple. On l’a vu récemment avec la banque JPMorgan qui avait 100 milliards de CDS en portefeuille dont la valeur de marché est très volatile. Il en a résulté une perte de 6,2 milliards de dollars pour la banque, en quelques jours, alors que son système interne de gestion du risque, appelé Value-at-Risk (VaR) lui indiquait qu’elle ne pouvait pas perdre plus de 130 millions en 24 heures avec un intervalle de confiance à 99%... C’est bien le problème de la VaR car c’est toujours le 1% manquant, comme l’angle mort dans le rétroviseur quand on conduit, d’où vient le danger. Mais il ne faut pas croire pour autant que les swaps de taux sont absents de risques : ainsi Dexia porte-t-elle une perte latente de 29 milliards d’euros sur ses 450 milliards de swaps de taux d’après l’aveu de ses dirigeants devant une commission de l’Assemblée Nationale fin mai 2013. Et plus les taux sont bas comme actuellement, plus la sensibilité à une variation de taux est explosive.

Pourquoi les banques jouent-elles avec ces produits dangereux ?

Parce que pour certaines d’entre elles, cela représente une part importante de leurs résultats en salles de marché ! En France, BNP Paribas, Société Générale, Natixis et Crédit Agricole tirent toutes des revenus importants des dérivés, bien que ce soit en fort retrait pour les deux dernières. En Allemagne, Deutsche Bank est encore plus impliquée sur ce marché. La position des banquiers est de dire : ne vous inquiétez pas, c’est compliqué, laissez-nous faire et faites-nous confiance... Mais lorsque vous avez, comme chez BNP Paribas, 48 000 milliards d’euros de dérivés en montant notionnel (nldr : capital théorique sur lequel porte les contrats d’assurance), soit 24 fois le PIB de la France, cela devient anxiogène.
Bien sûr, tous les risques assurés ne vont pas s’avérer en même temps et entraîner des pertes à hauteur de ces montants notionnels, mais si vous avez mal sélectionné vos positions, vous risquez d’avoir des problèmes. Cela dit, j’ajoute que certaines banques n’ont pas, ou très peu, de dérivés. C’est notamment le cas des deux plus grosses capitalisations boursières du secteur, Wells Fargo aux Etats-Unis et HSBC en Europe. Preuve que la spéculation sur les dérivés n’est pas une activité indispensable pour que les banques soient rentables et attrayantes pour leurs actionnaires.

Vous citez dans votre étude l’exemple de BNP Paribas, qui affiche 425 milliards d’euros de dérivés dans son bilan et 48 296 milliards « hors bilan » à fin 2012. D’où vient cet écart ?

Ce qui est comptabilisé au bilan, c’est en quelque sorte la valeur de la prime d’assurance (à un instant t sur le marché). Mais cela ne vous dit pas quelles sommes sont en jeu si le risque assuré se matérialise. Si vous payez 500 euros par an de prime d’assurance habitation, en cas d’incendie, l’assureur devra vous rembourser beaucoup plus, et en fonction des dégâts de l’incendie jusqu’à la valeur de la maison inscrite dans la police d’assurance. Les 48 000 milliards mentionnés en annexe des comptes correspondent à ce montant « notionnel ».
Encore une fois, cela ne correspond pas au risque pris par la banque. Mais on a vu pendant la crise que la valeur de marché des dérivés était très volatile. Dès que le risque commence à s’avérer, la valeur de certains produits chute. C’est ce qui s’est produit au moment de l’affaire Kerviel, lorsque les positions non autorisées prises par le trader sur des dérivés actions se sont retournées contre la Société Générale : 5 milliards de pertes sur un « notionnel » de « seulement » 50 milliards. Sans oublier que, pour les dérivés les plus complexes, la « valeur de marché » est établie par la banque elle-même sur des modèles mathématiques dont la fiabilité s’avère douteuse en temps de crise.

Pourquoi n’a-t-on pas régulé le marché des dérivés ?

Il y a des tentatives de régulation, notamment aux Etats-Unis avec l’adoption de la règle Volcker qui interdit, en théorie, les prises de positions spéculatives, mais dans la pratique cela perdure de façon déguisée sous couvert des opérations de tenue de marché (« market-making »). En effet, le texte a été vidé de sa substance par le lobby bancaire et l’obligation de filialiser les activités de dérivés dans une filiale séparée des dépôts garantis par l’Etat américain a été abandonnée le 30 octobre 2013. En Europe, le Règlement EMIR entré en vigueur en mars 2013 vise à introduire plus de transparence sur le marché des dérivés. Un certain nombre de transactions devront à l’avenir passer par des chambres de compensation censées garantir la sécurité de la transaction et la solvabilité des contreparties (à compter de mars 2014, ndlr). C’est un premier pas. Mais on estime qu’un tiers du marché des dérivés de gré à gré échappera à ce système, ce qui représente encore des sommes très importantes de plus de 220 000 milliards de dollars, toujours de nature systémique.
Et même si l’intégralité des dérivés de gré à gré devra être répertoriée dans des référentiels centralisés à compter de février 2014, le fait de savoir où se trouvent les réacteurs nucléaires sera d’une utilité limitée si on n’a pas des extincteurs à portée de main et construit des digues assez hautes tout en évitant d’être dans des zones sismiques.
La solution pourrait résider dans la taxe sur les transactions financières discutée au niveau européen. Le projet de la Commission prévoit une taxe de 0,01% sur les produits dérivés. Cela non seulement rapporterait deux fois plus que la taxe sur les transactions « cash » pourtant fixée à un niveau dix fois plus élevé (0,1%) mais cela permettrait surtout de réduire de l’ordre des trois-quarts la spéculation sur les dérivés.
Là encore le lobby bancaire pèse de tout son poids pour enterrer le projet. Et je crains fort qu’une fois de plus, comme on l’a déjà vu sur l’assouplissement de près de la moitié du ratio de liquidité à court terme (LCR) de Bâle 3 en janvier 2013 ou encore plus récemment sur l’absence de « réforme » bancaire en France, l’intérêt économique de quelques dizaines de dirigeants bancaires et des 3.000 collaborateurs qui vivent des dérivés dans les banques françaises à Paris n’ait gain de cause sur l’intérêt général de la stabilité financière.




Propos recueillis par François Schott