Interview de Emmanuel Bruley des Varannes : Analyste senior à la Société Générale

Emmanuel Bruley des Varannes

Analyste senior à la Société Générale

Structurellement, le luxe est un marché en croissance

Publié le 07 Septembre 2009

Le secteur du luxe est-il touché par la crise ?
Oui. La cible de clientèle se contracte, et la discrimination entre les marques se fait plus forte. Seules certaines marques ont maintenu leur croissance, comme Louis Vuitton chez LVMH. Au niveau des groupes,  très peu ont réussi à augmenter leur chiffre d’affaires au cours du premier semestre 2009.
Mais, pour le moment, les baisses de chiffre d’affaires ne sont pas forcément les pires qu’on ait connues. Les reculs ont parfois été plus importants lors de la crise asiatique (ndlr : 1997-1998) ou en 2001 (ndlr : éclatement de la bulle internet, attentats du 11 Septembre).

Quels sont les produits et les marques qui s’en sortent le mieux?
Il y a des métiers plus fragiles que d’autres face à la conjoncture actuelle. Je pense en particulier à l’horlogerie et à la joaillerie, où toutes les marques sont affectées, tandis que la maroquinerie s’en sort le mieux.
Dans tous les segments, ce sont les marques les plus fortes, les plus cultes, qui s’en sortent le mieux : Louis Vuitton, Hermès, Chanel, éventuellement Gucci.
Comme il y a moins d’occasions d’achat, les clients se replient sur des valeurs sûres. C’est ce qu’on appelle le « flight to quality ».

La crise a-t-elle sonné la fin du bling-bling ?
Provisoirement. On a effectivement assisté à l’émergence d’un « guilt factor » (facteur de culpabilité), en particulier aux Etats-Unis, qui a véritablement pesé sur les comportements d’achat. Par honte ou par gêne, les gens qui avaient de l’argent et l’envie de s’acheter des produits n’osaient plus le faire. Si ce sentiment est un peu moins présent aujourd’hui, l’esprit de célébration a été douché, et les marques qui avaient tout misé sur le « bling-bling » se retrouvent en mauvaise posture.
Mais certains excès reviendront sans doute progressivement avec le retour de la croissance. Les phases d’emballement de la croissance débouchent souvent sur une certaine euphorie. Du reste, le luxe a besoin du « feel good factor » pour se développer.

On pensait le luxe assez solide pour résister aux aléas de la conjoncture. Ne montre-t-il pas au contraire une certaine fragilité ? 
L’industrie du luxe montre qu’elle est à nouveau cyclique, et à mon avis elle le sera toujours.  Structurellement, le luxe est un marché en croissance (cf l’élargissement des classes moyennes dans les pays émergents et la poursuite de l’augmentation du pouvoir d’achat dans les pays développés), mais c’est une absurdité de croire qu’il est insensible à la crise !
Certains pensaient que la demande dans pays émergents permettrait de sauver la donne. Ils oubliaient que ces marchés ne pèsent pas encore assez lourd, et qu’ils sont eux aussi plus ou moins touchés par la crise.

Face à la baisse des ventes, certaines marques de luxe n’ont pas hésité à faire des offres promotionnelles. Est-ce selon vous une bonne stratégie ?
C’est une stratégie risquée. Il s’agit d’une façon indirecte de baisser ses prix. Mieux vaut lancer de nouveaux produits, différents en taille mais pas en qualité, à des prix moins chers, plutôt que de baisser les prix des produits existants.
Le pire serait de faire du discount. Cela endommagerait l’image de marque.
Certains distributeurs, lorsqu’ils sont confrontés à une hausse des invendus, peuvent être tentés de brader les produits. Ca n’est pas bon pour l’image des marques, or celles-ci ne contrôlent pas toujours leur réseau de distribution. Dans l’horlogerie, par exemple, ce contrôle est quasiment impossible.

Quelles sont vos prévisions pour le secteur en 2009-2010 ?
Dans la plupart des métiers et des marques, on devrait avoir un taux de croissance positif à partir du mois de septembre. Cela en raison des chutes enregistrées il y a un an, lorsque les difficultés ont commencé.
Il y a donc un soulagement, nous allons repartir sur de la croissance mais sur des bases extrêmement faibles, et pas forcément dans tous les métiers. L’horlogerie-joaillerie risque de remonter moins vite.  Pour les autres, on ne s’attend pas à une reprise fulgurante. Comme l’ensemble de l’économie, le secteur va repartir doucement.

Va-t-on assister à une consolidation du secteur ?
En théorie, c’est ce qui devrait se produire. Mais le moment n’est pas idéal pour les vendeurs, qui n’obtiendront pas un bon prix dans la conjoncture actuelle. Si des rachats se produisent, ils concerneront des acteurs qui n’auront pas d’autre choix. Plus vous souffrez, plus vous risquez d’être une cible contrainte. Quand tout va bien, tout le monde peut survivre, même en faisant moins bien que le secteur. Quand la croissance n’est plus là, ça devient très problématique. Le secteur du luxe se relèvera, mais il y aura probablement des morts.

Propos recueillis par François Schott