Interview de Pierre-Olivier Gourinchas : Professeur d'économie, Berkeley

Pierre-Olivier Gourinchas

Professeur d'économie, Berkeley

On ne maîtrise pas l'ensemble des mécanismes du 'quantitative easing'

Publié le 07 Avril 2015

Dans une note du Conseil d’analyse économique parue en janvier 2014, vous évoquiez avec d’autres économistes une « guerre des monnaies » dont l’euro était la principale victime. Qu’en est-il aujourd’hui ?
La guerre des monnaies a lieu aujourd’hui à front renversé : les politiques monétaires de la Fed et de la BCE divergent dans le sens d’une dépréciation de l’euro et d’une appréciation du dollar. En se lançant à son tour dans une politique de « quantitative easing », la BCE fait baisser l’euro et permet à la zone euro d’accroître ses excédents commerciaux. Cette politique a sa raison d’être dans le contexte de faible croissance et de risque déflationniste que connaît la zone euro. De son côté, la Fed ne peut pas faire autrement que de resserrer sa politique monétaire compte tenu de l’accélération de la reprise américaine. La Fed et la BCE ont d’abord un objectif d’inflation, elles ne sont pas censées se préoccuper du cours de leur monnaie. Cependant il est évident que la Fed reste vigilante au niveau du dollar, dont l’appréciation pourrait pénaliser le secteur manufacturier et freiner la reprise américaine. La hausse des taux directeurs prévue cette année va attirer encore plus d’investissements sur les bons du Trésor américain. C’est pourquoi la Fed tient un discours très prudent sur cette hausse qui devrait commencer au second semestre de façon très progressive.

La hausse des taux d’intérêt de la Fed peut-elle déboucher sur une crise des devises émergentes comme lors de l’annonce de la réduction de son programme de rachat d’actifs en 2013 ?
Je ne pense pas que le relèvement des taux de la Réserve fédérale américaine provoque une crise des devises émergentes dans la mesure où les investisseurs ont déjà « réalloué » une grande partie de leurs actifs des pays émergents vers les pays développés ces deux dernières années. Il n’y a plus, comme en 2013, d’effet de surprise dans le resserrement de la politique monétaire américaine, qui a été largement préparé par la Fed depuis plus d’un an. La question qui se pose pour de nombreux pays émergents est de savoir s’ils maintiennent un ancrage de leur monnaie au dollar, auquel cas l’appréciation du billet vert risque de dégrader leur balance commerciale, ou s’ils laissent leur monnaie se déprécier au risque de faire fuir les investisseurs étrangers. Mais la question du change n’est qu’un facteur parmi d’autres de risque pour ces pays. Le Brésil et la Russie doivent aussi lutter contre les effets de la baisse du pétrole.

Le « quantitative easing » fait encore débat parmi les économistes, certains ne voyant pas l’intérêt d’injecter aujourd’hui des liquidités dans une économie européenne qui n’en manque pas. Qu’en pensez-vous ?

Le quantitative easing est un instrument relativement récent de politique monétaire dont on ne maîtrise pas l’ensemble des mécanismes d’action. Selon le mot de l’ex président de la Fed Ben Bernanke, le QE n’est pas censé fonctionner en théorie, mais il fonctionne bel et bien en pratique. L’objectif principal du QE est de faire baisser les taux longs et d’inciter les ménages et les entreprises à investir. Le problème est qu’aujourd’hui dans la zone euro, les taux longs sont déjà très bas et que le crédit peine à repartir. Le principal canal de transmission de la politique monétaire de la BCE réside par conséquent dans le taux de change de l’euro. La baisse de l’euro fait partie des objectifs de la BCE, même si elle ne peut pas le dire ainsi. L’objectif est de stimuler l'activité économique dans un contexte où la demande domestique reste assez déprimée.

Y-a-t-il un risque de création d’une bulles spéculatives en Europe ou ailleurs?
Avec la promesse de taux bas et le déploiement par la BCE d’un programme de rachat d’actifs jusqu’en septembre 2016, l’euro devient une monnaie de « carry trade » (ndlr : opération consistant à s'endetter dans une devise à faible taux d'intérêt et à placer les fonds empruntés dans une autre devise à taux d'intérêt plus forts). Cela comporte bien sûr des risques et pourrait accroître la volatilité sur le marché des changes. Par ailleurs je pense que la BCE, qui est désormais le superviseur unique du secteur bancaire européen, devra faire attention aux ratios d’endettement des banques et à la part d’actifs risqués (devises émergentes, dette ‘high yield, actions) dans leurs bilans.

Propos recueillis par François Schott