Interview de Eric Bertrand : Directeur des gestions taux et crédit chez CPR Asset Management

Eric Bertrand

Directeur des gestions taux et crédit chez CPR Asset Management

Taux souverains de la zone euro : pratiquement personne ne s'attendait à une hausse à ce stade de l'année et avec une telle ampleur

Publié le 09 Juin 2015

Quel regard portez-vous sur la forte remontée des taux des pays cœur de la zone euro depuis plus d’un mois ?
Cette remontée se justifie sur le plan fondamental.
La baisse importante des taux, et la dévaluation significative de l’euro induites par les actions de la BCE, ainsi que le fort repli du cours des matières premières en premier lieu desquels le pétrole ont permis un certain redressement de la conjoncture économique, et une augmentation de l’inflation dans la zone euro.
Par ailleurs, historiquement, l’initiation des QE par la Fed, la BoE et la BoJ avait conduit les taux américains, britanniques, et japonais qui avaient beaucoup diminué par anticipation des marchés à reprendre le chemin de la hausse à partir de leur mise en œuvre.

Avez-vous été pour autant surpris par le timing et la vigueur de la remontée ?

Pratiquement personne ne s’attendait à une hausse à ce stade de l’année et avec une telle ampleur.
Dans notre scénario principal, la remontée des taux européens était censée faire suite à l’action de la Réserve fédérale américaine sur ses taux directeurs et par le jeu de la contagion des taux longs américains aux taux européens.

Comment expliquez-vous le phénomène ?

Les investisseurs n’ont pas été à l’aise avec des taux longs souverains proches de 0. Pour l’achat d’un taux à 0,10% à 10 ans, il suffisait d’une hausse des taux de quelques centimes pour subir une perte sèche annuelle. Autrement dit, des variations de marché minimes pouvaient rapidement absorber tout gain sur la période.
Ce sentiment d’inconfort a donc assez naturellement poussé de facto les investisseurs à ne pas hésiter à changer leurs positions, qui étaient en outre très gagnantes, au moindre mouvement de marché.

Un sujet de liquidité en demi-teinte se cache aussi derrière la violence du mouvement…

La régulation, Bâle III en tête, a fait sortir les banques d’investissement de leur activité de teneur de marché. Relativement peu d’achats ont été réalisés face aux ventes massives des investisseurs finaux. Au-delà, les hedge funds ont également été moins présents en contrepartie du fait d’une moindre capacité de levier. Les prix d’équilibre pour incorporer une nouvelle information ont ainsi été réduits augmentant structurellement la volatilité.
Les opérations de vente volontaires ont entrainé assez rapidement le déclenchement de stop loss sur le marché des futures qui concentre les ordres. Le trading systématique a ensuite accéléré le mouvement

A quelle suite des évènements vous attendez-vous ?

Fin avril, début mai, nous pensions qu’après la purge qui s’était matérialisée, une relative accalmie allait s’installer, en particulier sur fond de l’intervention de Benoit Cœuré qui avait clairement indiqué que la BCE demeurait pleinement à la barre. La hausse de 50 centimes sans grande raison, hormis l’acceptation de la volatilité par la BCE exprimée par Monsieur Draghi, observée la semaine dernière a quelque peu ébranlé notre sentiment. Il est certain que le mouvement est allé trop vite, mais il est difficile d’affirmer qu’il est allé trop loin.

Nous sommes dans une telle logique de flux perturbée par les banques centrales, qu’il est très compliqué de déterminer où se situe le taux d’équilibre du Bund à dix ans. En théorie, ce niveau d’équilibre correspond au niveau de la croissance et au niveau d’inflation escomptés, soit entre 2% et 2,5% pour l’Allemagne uniquement. Mais un tel niveau ne serait pas compatible avec les autres pays au niveau Européen !

Êtes-vous inquiets par cette brusque remontée ?

Pas à ce stade. Toutefois nous sommes attentifs. La Banque centrale aura à cœur d’éviter tout emballement, notamment sur les pays périphériques. Tant que la stabilité des marchés financiers et la reprise économique ne sont pas impactées par la remontée des taux avec des réactions en chaine, le cap de la politique monétaire menée sera maintenu.
Si l’ascension des taux se poursuit avec la même vigueur trop longtemps, la BCE finira par enrichir son programme.
Il y a sans doute un filet de sécurité même s’il n’est pas tout près

Comprenez-vous la déclaration de Mario Draghi dans le cadre de sa conférence de presse donnée jeudi 4 juin à propos de cette volatilité ?

Absolument. Dans le cas où il aurait signifié que la volatilité lui posait problème, le marché l’aurait testé, il n’aurait pas pu faire grand-chose et aurait perdu en crédibilité.

Qu’est ce qui pourrait accentuer le risque de dérapage ?

Nous pouvons identifier deux éléments de fragilité, la Grèce et la Fed. Tant que la Banque centrale américaine ne bougera pas, pèse sur le marché un risque de choc sur les taux. Il est ainsi difficile de se repositionner durablement avant que cette dernière n’agisse. La résolution du dossier grec nous paraît également un pré-requis avant de remettre du risque en zone euro.
Le cours du baril sera indéniablement à surveiller de près. Le pétrole a été jusqu’ici un élément porteur pour les actifs risqués européens. Si nous connaissons un choc pétrolier, celui-ci pourrait effectivement influencer grandement l’inflation à court terme, mais il aurait surtout un impact négatif sur la conjoncture et les perspectives bénéficiaires. La mise à mal de la confiance des investisseurs les pousseraient à s’orienter massivement vers les actifs refuge, dont le Bund allemand tout en les amenant à éviter les taux des pays périphériques.

Quelles répercussions cet épisode de volatilité a-t-il eu sur votre allocation d’actifs ?

Nous sommes relativement prudents sur les actifs risqués tant que le dossier grec n’est pas résolu et que la Fed n’aura pas réagi.
Nous sommes neutres à sous pondérés sur l’ensemble des classes obligataires. Nous n’avons pas de paris marqués car nous ne voulons pas être contraints de vendre à cause de soubresauts.
Nous cherchons à avoir des positions que l’on peut tenir en volatilité et en risque.
Même si nous sommes confiants sur la capacité de la BCE à tenir les taux des pays périphériques indépendamment de l’évolution du dossier grec, la volatilité est telle que nous pourrions nous retrouver obligés de couper les positions au moment où nous voudrions en remettre. Ce qui implique une réduction de notre exposition sur ces titres.

Avez-vous été amenés à accroitre votre poche de liquidité ?

Le cash est un actif qui doit être utilisé dans l’allocation en cas de turbulences fortes. C’est un tampon face à la volatilité. Avoir du cash peut permettre d’éviter de perdre de l’argent comme cela a été le cas en mai juin 2013. Cela permet de revenir quand on décèle de grandes corrections de marché.
Etre trop exposé sur une position rend difficile son renforcement même si le niveau parait à un moment donné très attrayant.

Propos recueillis par Imen Hazgui