Interview de Jérôme Creel* : Directeur du Département des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)

Jérôme Creel*

Directeur du Département des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)

Zone euro : l'efficacité de la politique monétaire de la BCE, confrontée à trois grandes menaces

Publié le 11 Avril 2016

Quel regard portez-vous sur les dernières mesures adoptées par la BCE à l’issue de la dernière réunion du Conseil des gouverneurs ?
Compte tenu de l’environnement macroéconomique de la zone euro, une reprise extrêmement fragile, avec une inflation faible et des anticipations d’inflation mal orientées- très éloignées de la cible de la BCE de 2% à horizon de 5 ans dans 5 ans- les dernières mesures de la BCE étaient pleinement justifiées.
L’ampleur des nouvelles annonces m’a d’autant moins étonné que la BCE avait quelque peu déçu le marché par sa communication de décembre. Etait attendu en fin d’année dernière plus de mesures de relance monétaire que ce qui avait été dévoilé. Mis à part une nouvelle baisse du taux de facilité des dépôts, le programme de quantitative easing n’avait été étendu qu’aux titres émis par les collectivités territoriales avec une échéance repoussée de quelques mois.

Quels commentaires vous inspire la nouvelle série d’opérations TLTRO, qui conditionne le taux associé aux prêts effectués par la BCE aux banques européennes au volume de crédits consentis par ces mêmes banques aux agents privés (ménages et entreprises) ?
Cette nouvelle série d’opérations m’a paru de bon augure pour renforcer le lien entre le monétaire et l’économie réelle. La conditionalité du TLTRO vise à s’assurer que la liquidité octroyée aux banques serve bien à financer l’économie réelle.
Ce lien avait fait défaut dans le lancement des premières versions de LTRO en 2011 et 2012. Les prêts octroyés dans le cadre de ces premières opérations de refinancement à long terme avaient servi à effectuer des dépôts de réserves excédentaires auprès de la BCE. En cela, ils n’avaient pas permis à la BCE d’atteindre son objectif premier.

Pensez-vous pour autant que ces opérations seront d’une grande efficacité sur le volume de crédits octroyés par les banques ?

Je ne le pense pas. Les banques ont un accès au crédit considérable depuis longtemps. Dès 2008, le programme d’opération principal de refinancement a été modifié. Les banques ont pu avoir recours à de la liquidité de court terme de manière illimitée à un taux fixe pourvu qu’elles aient le collatéral à mettre en face. S’en sont suivis une série d’opérations de refinancement de plus long terme, les LTRO, les VLTRO, les TLTRO. La relance du crédit bancaire n’a pas été pour autant spectaculaire. La raison étant que la demande de crédit est faible dans un environnement de croissance morose.

D’après vous, au-delà des obligations d’entreprises investment grade, il est à relever l’extension du programme de quantitative easing aux obligations des institutions ou agences européennes voire locales...

Dans la limite de 10% des acquisitions mensuelles de la BCE (soit 8 milliards d’euros), la part de ces titres est passée de 13% des nouvelles émissions de ces institutions et agences européennes ou locales en mars 2015, à 33% en décembre 2015, puis à 50% en mars 2016. L’augmentation de cette part me semble être un appel du pied de la BCE aux gouvernements de la zone euro pour tirer profit de cette aubaine afin de participer à la recapitalisation d’un certain nombre d’entités et accompagner le financement de projets d’infrastructures européens dans l’esprit du plan Juncker.

On sait que deux principaux facteurs ont poussé la BCE à agir en ce mois de mars : une distribution du crédit atone et une détérioration des anticipations d’inflation. Etes-vous d’avis que les dernières mesures adoptées permettront de remédier à ces deux problèmes ?
Le principal canal de transmission de la politique monétaire sur lequel peut agir la BCE actuellement est celui du taux de change. L’euro s’est déprécié de 20% entre 2014 et 2015, et ne bouge pratiquement plus depuis.
Or, la zone euro dans son ensemble a un important excédent de compte courant, ce qui devrait militer pour une appréciation de la monnaie unique. L’absence d’une telle évolution laisse penser que les agissements de la BCE ont eu un réel impact au niveau du taux de change.
Eu égard à ce canal du taux de change, nous devrions au moins aboutir à une stabilisation des anticipations d’inflation, l’absence d’appréciation de l’euro signifiant que nous n’aurons pas de désinflation importée.

A présent, et pour que les anticipations d’inflation repartent notablement à la hausse, il faudrait renouer avec des perspectives de croissance plus forte.

On a le sentiment que la BCE est un peu seule capitaine dans le navire zone euro à tenter de relancer la croissance en Europe. Or, les gouvernants sont supposés aider la banque centrale à la relance de l’économie européenne. Celle-ci ne cesse de le répéter dans ses discours. Etes vous confiants sur le fait de voir la jambe budgétaire requise être ajoutée à temps pour accompagner comme il se doit la politique monétaire ?

Nous pouvons craindre que cet instrument budgétaire nécessaire pour sortir la zone euro de la croissance vulnérable dans laquelle elle se trouve ne soit pas ajouté à temps. Les Etats membres de la zone euro sont plutôt inquiets de l’évolution de leur dette, perçoivent les dépenses publiques comme quelque chose d’improductif et refusent en conséquence de saisir l’aubaine qui s’offre à eux sous la forme de taux d’intérêt extrêmement bas, voire négatifs à maturité longue, pour relancer. Ils n’utilisent cette cette aubaine que pour diminuer leurs charges d’intérêt et, ce faisant, limiter leurs déficits publics.

L’absence de cette jambe budgétaire ne fera-t-elle pas courir à terme un risque de crédibilité pour la politique monétaire de la BCE ?
On peut le redouter. La BCE agit aujourd’hui très intensément. Près de 2 trillions d’euros vont être injectés en l’espace de 18 mois.
Mais la marge de manœuvre de la BCE tend à s’amoindrir ce qui rend moins probable le fait que celle-ci pourra redresser la situation toute seule dans une région, qui plus est, encore très fragmentée du point de vue financier.
Alors que la croissance du PIB prévue en Allemagne est de près de 2% en 2016, elle est de 1,2% en Italie et de -0,7% en Grèce. La politique monétaire de la BCE aussi expansionniste soit-elle ne sera jamais optimale pour tous les Etats membres de la zone euro. Ceci requiert que des politiques différenciées soient mises en œuvre : des mesures plus expansionnistes dans les pays où l’output gap est loin d’être refermé comme en Espagne ou en France et des réformes structurelles plus ambitieuses et généreuses dans les pays où l’output gap a été refermé comme en Allemagne.

Vous prônez des réformes structurelles en Allemagne et des mesures plus expansionnistes en France et en Espagne, des suggestions qui paraissent en décalage avec ce que l’on peut entendre traditionnellement…

Certains prônent en effet une relance budgétaire en Allemagne et des réformes structurelles en France et en Espagne. La situation conjoncturelle de l’Allemagne ne se prêterait cependant pas à une relance budgétaire. L’Allemagne est proche d’avoir atteint son PIB potentiel. Une relance budgétaire en Allemagne aura des répercussions inflationnistes, défavorables pour l’économie allemande, sans effets favorables pour les partenaires dès lors que la structure productive allemande y est très différente et que la perte de compétitivité et de croissance de l’Allemagne ne servira pas les intérêts de ses voisins européens.
L’effet multiplicateur des mesures expansionnistes serait bien plus palpable en France ou en Espagne.

Le ralentissement du processus de normalisation de la politique monétaire de la Fed est-elle une menace pour l’efficacité de la politique monétaire de la BCE ?

On imaginait en fin d’année dernière, qu’il y aurait un renforcement du découplage des politiques monétaires conduites par la Fed et la BCE du fait de leurs situations conjoncturelles très différentes (croissance plus forte, chômage plus bas aux Etats-Unis), avec pour incidence une augmentation de l’appréciation du dollar par rapport à l’euro.
Considérant la fragilité économique de certains pays émergents, la Fed a décidé de ralentir son rythme de remontée des taux directeurs ce qui a eu pour conséquence une dépréciation du dollar contre l’euro.
Cet état des lieux pourrait effectivement pousser la BCE à faire une surenchère de politique monétaire expansionniste. Une situation que n’avait certainement pas anticipée cette dernière il y a quelques mois.

Qu’en est-il de l’impact du risque du Brexit sur la politique de la BCE ?

Cette menace du Brexit semble paralyser totalement les institutions européennes. Cette configuration devrait perdurer au moins jusqu’au référendum du 23 juin. Il est très dommageable qu’un seul pays prenne en otage l’ensemble de l’Union européenne dans une période où l’UE a un besoin aigu de plus de coopération et de coordination dans de nombreux domaines économiques et sécuritaires.

La concrétisation de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne pourrait-elle affecter l’efficacité de la politique monétaire de la BCE, notamment au niveau de la convergence des taux souverains européens ?
Nous sommes en pleine incertitude. Nous ne savons pas quelle réponse l’emportera à l’issue du référendum et nous n’avons pas encore une idée claire de la manière dont les Européens réagiront suite à la décision prise par les citoyens britanniques.
Si le Brexit était finalement plébiscité et devait être organisé au cours des deux prochaines années, et que les Européens conservaient une attitude flexible à l’égard du Royaume-Uni en lui laissant les mêmes avantages passés sans les inconvénients, il y aurait un risque énorme d’assister à un détricotage complet du processus d’intégration européenne et de subir une crise de défiance vis-à-vis de l’euro qui se matérialiserait par des attaques spéculatives vers certains pays de la zone, comme en 2010 et 2011.
Si au contraire une attitude sévère était adoptée et que des sanctions étaient imposées au Royaume-Uni, le projet d’intégration européenne continuerait à faire sens et les velléités d’autres pays de sortir de l’UE ou de la zone euro pourraient être grandement atténuées.

Escomptez-vous de nouvelles annonces importantes de la BCE d’ici la fin de l’année ?
Non, pas vraiment. Je pense que la BCE a besoin de temps pour implémenter en œuvre les mesures annoncées et celles-ci prendront du temps à déployer tous leurs effets.

Quel lien de cause à effet faites-vous entre la politique monétaire ultra expansionniste menée par la BCE et le risque de formation de bulles spéculatives sur les marchés ?
On peut commencer par constater que la politique monétaire extrêmement expansionniste aux Etats-Unis n’a pas conduit à la création de bulles.
Quant à la politique monétaire de la BCE, il faut rappeler qu’elle a été très expansionniste entre 2007 et 2013, comme en atteste l’évolution de son bilan. Malgré cela, on n’a pas constaté la formation de bulles spéculatives.
Le mode de financement particulier de la zone euro, par intermédiation bancaire, y est sans doute pour quelque chose. La politique expansionniste de la BCE a surtout conduit à la constitution par les banques de réserves excédentaires et non pas à une prise de risque excessive et spéculative.
La question que vous posez est souvent mise en avant par ceux qui critiquent systématiquement les banques centrales lorsqu’elles adoptent des politiques expansionnistes. Mais quelle aurait été la situation de la zone euro sans une telle politique ? Il me semble qu’elle eut été pire.

La persistance de la politique monétaire ultra accommodante de la BCE associée à l’extension du champ du programme de quantitative easing ne pourraient-elles pas conduire à une prise de risques excessive qui pourrait mal se terminer ?

Faire prendre des risques aux banques est peut-être un risque que prend consciemment la BCE. Le fait pour la BCE d’acheter des obligations « investment grade » est un moyen d’obliger les banques, en achetant des titres inférieurs en qualité, à prendre un peu plus de risques. Il reste que ces dernières sont soumises à de nouvelles règles prudentielles qui devraient empêcher une prise de risque excessive. A moins bien sûr que les activités hors-bilan des banques (le shadow-banking) ne s’intensifient… En ce domaine, nous savons bien que rien n’est impossible…

*Jérôme Creel a récemment coordonné l’ouvrage de l’OFCE, L’économie européenne 2016, collection Repères, Editions La Découverte ?

Propos recueillis par Imen Hazgui