Interview de Franck Lescure  : Directeur associé chez Auriga Partners

Franck Lescure

Directeur associé chez Auriga Partners

Le secteur biotech français pourrait perdre de sa crédibilité

Publié le 07 Mai 2015

Quel regard portez-vous sur les parcours boursiers récents de certaines biotechs françaises : Genfit, Cellectis, Adocia, DBV, Innate pHarma, Erytech ?
Ces parcours boursiers spectaculaires s’expliquent par deux considérations principales.
En premier lieu, la valeur de ces biotechs françaises a été portée par des informations substantielles favorables, liées à la qualité des technologies innovantes qu’elles développent. Des résultats opérationnels prometteurs et des partenariats industriels d’envergure ont été annoncés. Les investisseurs ne s’y sont pas trompés.
Par ailleurs, comparativement aux valeurs biotechs américaines, les valeurs biotechs françaises sont clairement sous-valorisées. Une société française cotée à Paris a une valeur qui ne correspond pas à celle qu’elle aurait si elle avait été cotée à New York. L’ouverture d’un accès au capital de ces entreprises pour les investisseurs américains s’accompagne donc souvent d’une augmentation quasi-mécanique du cours de l’action. Cette différence structurelle entre les Etats-Unis et la France a d’ailleurs retenu l’attention des investisseurs américains spécialisés qui se sont mis à jeter un regard plus prégnant de l’autre côté de l’Atlantique. Paris, en tant que première place boursière pour les valeurs biotech, est perçu comme un vivier d’opportunités très intéressantes avec environ 60 entreprises cotées dans le secteur, et près de 10 nouvelles introductions tous les ans

Comment expliquer l’intérêt grandissant des investisseurs américains pour les biotechs françaises ?
Tout d’abord, la France est reconnue outre-Atlantique pour la qualité des technologies que ses entreprises développent. Ensuite, comme j’ai pu le mentionner, les biotech françaises ont désormais atteint une maturité, marquée par quelques bonnes nouvelles opérationnelles récentes, qui les rend attractives pour un investisseur américain. Notamment, les perspectives de développement nord-américains sont un plus.
La sous-valorisation des sociétés biotechs françaises est un autre élément important. C’est ainsi que dès qu’une porte a été ouverte, avec la mise en place d’ADR (Cellectis, Erytech, DBV) ou avec la programmation de tours privés ouverts aux investisseurs américains (Median Technologies), l’appétence des investisseurs américains s’est manifestée, entrainant d’ailleurs dans son sillage celle des investisseurs européens.
Enfin, il ne faut pas négliger non plus que les valeurs du secteur biotech américain ont énormément progressé ces dernières années. De façon naturelle, ces investisseurs recherchent désormais d’autres relais de croissance à l’étranger.

Trois risques spécifiques importants semblent se poser pour le secteur. Une première crainte a trait aux valorisations importantes relevées dans la sphère biotech aux Etats-Unis. Beaucoup redoutent une correction majeure qui ne laisserait pas immune le segment des biotechs françaises ?
On peut jouer à se faire peur.
Historiquement, ce qui se passe aux Etats-Unis a toujours eu une conséquence sur les marchés européens. Une correction américaine aurait donc probablement une conséquence sur le segment biotech français.
Le Nasdaq compte environ 60 IPO par an soit l’équivalent des sociétés biotech cotées à Paris, première place européenne. La profondeur du potentiel d’investissement américain dans les sociétés biotech françaises est donc très claire.
L’impact d’une correction américaine sera dépendant du degré d’américanisation de l’actionnariat des sociétés. Néanmoins, les croissances observées sur les valeurs biotech, aux Etats-Unis et en Europe, correspondent à une véritable croissance opérationnelle. On est encore loin, avouons-le, des dérives observées sur des sociétés de logiciel composées d’une dizaine de personnes et valorisées à plusieurs milliards de dollars. Et une correction, sauf lorsqu’elle est portée par des investisseurs non-spécialistes, est rarement aveugle : les sociétés solides sur le plan opérationnel observeront une contraction, pas un effondrement de leur valeur. Les sociétés les plus fragiles seront, elles, plus exposées.

La thématique de la biotech étant porteuse, de plus en plus de nouvelles sociétés font leur entrée sur la cote. Pour certains, des sociétés insuffisamment matures sont amenées à faire leur entrée sur le marché notamment du fait du moindre rôle joué par les capital risqueurs...

Historiquement, deux zones sensibles ont été identifiées dans la chaîne du financement des entreprises biotech françaises. A la création, les entreprises ont souvent peiné à se développer et l’articulation entre financement d’amorçage et financement par capital risque était défaillante. A l’autre extrême de cette chaîne, les sociétés cotées ne bénéficiaient pas d’un marché financier suffisamment développé et une sorte de plafond de verre les cantonnait à des valeurs ne dépassant pas 250 millions, ce qui les rendait invisibles aux investisseurs de plus grand calibre qui ne regardent pas les valeurs inférieures au milliard d’euro. Entre ces deux extrêmes, le capital risque avait sa place et plusieurs sociétés de gestion françaises étaient actives sur le plan européen, notamment soutenues par la création des FCPI, sources de capacités financières supplémentaires.
Alors que le problème de l’amorçage des sociétés innovantes a été dans une large mesure résolu par un soutien public fort, caractérisé par des subventions solides et le crédit Impôt Recherche, ainsi que par la création récente de plusieurs fonds d’amorçage soutenus par le Fonds National d’Amorçage (FNA), un autre problème est apparu : le capital risque s’est appauvri et peine à représenter une alternative de financement crédible pour les start-ups. De ce fait, les entreprises innovantes, en particulier les plus capitalistiques comme les entreprises biotech, doivent rechercher des alternatives financières. L’introduction en bourse, qui permet d’accéder à des investisseurs de profil différent, représente une de ces alternatives.

Comment expliquez-vous cet affaiblissement du capital risque ?
Les investisseurs privés - industriels, institutionnels ou individuels - ne soutiennent plus suffisamment le capital risque. L’origine principale de ce retrait provient de performances financières affichées très modérées ces dernières années. Dans le cas des banques ou des assurances, le contexte réglementaire n’est pas non plus favorable. Deux phénomènes viennent aggraver ce constat. La création de fonds de capital risque gérés par BPI France est l’émanation d’une bonne volonté de la puissance publique. Néanmoins, en temps de carence, cela crée une compétition plutôt rude avec les sociétés de gestion privées pour attirer les quelques investisseurs privés qui restent actifs sur cette niche. Peut-être faudrait-il favoriser plutôt l’activité traditionnelle de « fonds de fonds » de la Caisse des Dépôts. Par ailleurs, la mode est à la création de fonds de « Venture Corporate », ce qui peut là aussi canaliser les capacités des industriels en dehors des fonds de capital risque traditionnels.
La génération de valeur par une société technologique demande du temps, on parle souvent de plus de dix ans entre la création de la structure et la sortie de l’investisseur. Soit tout le monde se place en aval de la chaine, et il n’y a plus de création d’entreprise dans une dizaine d’années, soit on reconsidère le business model des entreprises technologiques ou de l’investissement en capital dans les sociétés innovantes.

Selon vous, le problème n’est pas la multiplication des dossiers qui s’introduisent mais l’absence de sélectivité de ces dossiers ?
Les IPO de sociétés solides en mesure de créer de la valeur sont une bonne chose. Le fait que Paris devienne une place boursière de premier plan est une excellente nouvelle.
Toutefois, nous avons vu des sociétés insuffisamment mures être mises sur le marché. Ces sociétés, trop peu développées, risquent de se désintégrer à la première mauvaise nouvelle parce qu’elles n’ont pas de solides fondamentaux. Ces sociétés vont avoir des difficultés pour augmenter leur valeur. Elles risquent de sédimenter sur des planchers minimaux et de rester définitivement invisibles à tout investisseur.

C’est un sujet d’inquiétude ? La menace que cela véhicule une mauvaise image de l’industrie est- elle réelle ?
A priori, les sociétés qui se cotent trop tôt vont avoir tendance à ne pas voir leur valorisation remonter significativement. Nous ne sommes pas encore dans une configuration qui laisserait place à une certaine frénésie. Ce ne sont donc pas ces sociétés qui vont structurer le marché et une déception liée au développement de l’une d’entre elle n’est pas de nature à faire déraper l’ensemble de l’industrie. Celles qui auront une influence seront les sociétés qui auront préalablement démontré leur qualité par la création de valeur au travers de leur activité opérationnelle.
Néanmoins, il faut éviter que trop de sociétés de maturité insuffisante s’introduisent. La multiplication de ce type de cotations dans le secteur mettrait à mal sa crédibilité. On ne peut pas laisser les choses se faire de façon darwinienne, en se disant que le Marché contrôlera tout cela. Les dossiers biotech sont techniques. Les technologies mises en œuvre sont extrêmement sophistiquées et une analyse comptable classique de ces entreprises est très souvent complètement inadaptée pour évaluer leur valeur potentielle.
Entre le « laisser aller » et la « censure comptable », on en vient au sujet de la sélection ou de la qualification des dossiers biotech pour IPO. Qui s’en charge ? L’AMF et Euronext ne sont pas en mesure d’avoir un rôle réellement discriminant sur les sociétés biotechs désireuses de s’introduire. Puisque le marché des entreprises biotech cotées reste une niche, il n’y a pas de grand leader spécialisé qui est prêt à approfondir son expertise et à prendre le leadership dans l’investissement d’une société nouvellement introduite, comme on peut le voir en private equity avec des leader de syndication. On en revient à l’autre faiblesse de la chaine du financement de l’innovation en biotech. A ce jour, elle n’est pas corrigée.

Un autre risque serait relatif aux handicaps d’ordre administratif, législatif, et procédurier qui caractérisent la France dans une économie mondialisée. Qu’en pensez vous ?
La complexité fiscale et administrative fait courir un risque sur l’industrialisation du territoire français mais pas tellement sur les performances boursières des sociétés biotechs françaises prometteuses. Ces dernières auront toujours la possibilité de se coter et de s’implanter aux Etats-Unis ou ailleurs pour protéger leur valorisation et devenir plus attractives aux yeux des laboratoires internationaux.

Etes-vous d’avis que la législation relative aux essais cliniques freine les valeurs biotechs françaises dans leur avancée comparativement aux valeurs biotechs américaines ?
La réglementation des essais cliniques en France est avant tout soumise à la réglementation européenne. L’expérience montre que le processus d’essais clinique en Europe n’est pas foncièrement plus long qu’aux Etats-Unis. Donc, s’il y a un problème, il doit être mondial et probablement lié au fait qu’on adresse la Santé Humaine.
Néanmoins, une philosophie différente existe entre l’Autorité française et l’Autorité américaine. La FDA américaine a à la fois un rôle protecteur et concurrentiel, contrairement à l’ANSM qui n’a qu’un rôle protecteur. L’Autorité américaine peut donc aussi parfois prendre des mesures tendant à favoriser un développement industriel. C’est aussi probablement cette caractéristique qui pousse la FDA à se remettre en question sur la pertinence de ses délais administratifs dans l’étude des dossiers industriels qu’elle reçoit et analyse.
Enfin, plus spécifiquement lié à la France, il y a en ce moment une grève sur les essais cliniques très pénalisante pour les entreprises française et à terme, au moins pour la recherche clinique française. Les motivations de cette grève, telles qu’on nous les décrit (suppression d’une niche fiscale), ne semblent pas vraiment crédibles en comparaison du tort créé. On retombe sur un mal français : la complexité du mille-feuille est telle que même les acteurs ne comprennent plus les éléments du décor…

Une dernière préconisation ?

Les investisseurs non avertis doivent pleinement avoir conscience que s’aventurer sur des valeurs technologiques est un jeu dangereux. Soit ils suivent des experts reconnus soit ils ne le font pas. Dans ce dernier cas, comme pour une personne qui apprend à conduire et qui va immédiatement sur l’autoroute à 130km/h, le risque d’accident est loin d’être négligeable.
Une lecture du document de base qui accompagne l’introduction et qui décrit de manière exhaustive l’ensemble des facteurs de risque associés à l’activité de la société s’impose.

Propos recueillis par Imen Hazgui