Interview de Alain Pitous  : Directeur général adjoint - Associé chez Talence Gestion

Alain Pitous

Directeur général adjoint - Associé chez Talence Gestion

Faut-il s'inquiéter de la violente remontée des taux des Etats coeur de la zone euro depuis un mois et demi ?

Publié le 05 Juin 2015

Quel regard portez-vous sur la violence de la remontée des taux des Etats cœur de la zone euro depuis un mois et demi. Le Bund à dix ans est passé de 0,07 points de base le 20 avril à 0,9% mardi soir ?
Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette remontée. En premier lieu, un amoindrissement des acheteurs de taux du fait de la faiblesse des rendements procurés. Un tiers du marché des taux souverains de la zone euro était tombé en avril en dessous du seuil de 0. Ensuite, un changement des anticipations sur l’inflation. Pendant plusieurs mois le risque d’une entrée en déflation de la zone euro était grandement avancé. Les anticipations ont basculé dans leur grande majorité sur la persistance d’une inflation très faible mais pas négative notamment sous l’impulsion d’une revalorisation des cours des matières premières, en premier lieu desquelles le pétrole ainsi que d’une amélioration de la conjoncture économique au sein de la région. Cela a conduit certains investisseurs à se porter vendeurs de taux.
A ces considérations fondamentales se sont ajoutés deux paramètres techniques. Tout d’abord, le pilotage du quantitative easing de la BCE par les banques centrales locales qui a conduit la Bundesbank à se repositionner sur le mois de mai sur des titres de plus courte maturité. Au lieu d’acheter des obligations à 10-15 ans, celle-ci a acquis des obligations à 3-10 ans. Cela a amené au retrait d’un acheteur structurel d’envergure sur les taux longs allemands.

Comment expliquez-vous ce revirement ?
Probablement par une motivation de nature politique. L’Allemagne ne va pas avoir à procéder à beaucoup d’émissions de titres dans les mois à venir. De ce fait cela ne la dérange pas d’avoir un taux un peu plus élevé. Il y a par ailleurs sans doute une préférence de la part de la Banque centrale allemande à charger son bilan de titres de courte maturité plutôt que de longue maturité contrairement à ce que peuvent d’autres banques centrales de la zone euro comme la Banque d’Italie.

En quoi consiste le second paramètre technique ?
Le moindre rôle joué par les banques d’investissement dans la tenue du marché. Du fait d’un resserrement des contraintes réglementaires (multiplication des engagements, durcissement des ratios, prolifération des mesures de sécurité), les desks obligataires pour compte propres ont été considérablement réduits. De ce fait, plus grand monde est en mesure de se positionner en face des intervenants plus classiques sur le marché comme les fonds d’investissement, les fonds de pension, les compagnies d’assurances et des intervenants plus alternatifs comme les hedge funds qui ont un peu tous la même anticipation et donc le même comportement grâce à la clarté des messages délivrées par les banques centrales.
Ainsi les chocs de volatilité ne sont plus autant absorbés que par le passé. C’est ce qui explique que la remontée violente des taux se soit faite sur des volumes de transaction pas très élevés. Sachant que nous avons connu entre mardi et mercredi le plus fort mouvement depuis 1998, le décalage ne s’est pas du tout fait avec la même proportion d’échanges qu’à l’époque.

La violence de cette remontée est-elle surprenante ? L’attendiez-vous en fin d’année dernière ou en début d’année avec une telle intensité ?

J’avais conscience que les taux de la zone euro ne reflétaient plus la réalité économique des Etats correspondants. Le taux à dix ans allemand devrait normalement se situer autour de 2% sur la base des estimations de la croissance et de l’inflation. Je m’attendais à un ajustement mais pas forcément à ce moment de l’année et avec une telle ampleur.
Il me semble que nous avons assisté sur la sphère des taux européens à un gap à l’instar de ce que l’on connu sur la parité euro dollar (où on est passé de 1,40 à 1.05), sur le pétrole (où on est descendu de 100 dollars le baril à 45 dollars), sur le Cac 40 (qui est monté de 4000 points à 5000 points). A chaque fois nous avons observé des sauts qui s’expliquent par une rationalité du placement de l’épargne qui se veut similaire pour l’ensemble des investisseurs. Les prévisions sont plus consensuelles, les prises de positions sont plus alignées et mises en œuvre avec des timings finalement assez peu différents.

A quelle suite des évènements vous attendez-vous ?

Plus le temps de surévaluation est important, plus les positions sont accumulées dans un sens et plus le mouvement peut être fort dans le cas d’un dégonflement de ces positions. Si l’on considère que le taux d’équilibre du Bund à dix ans est de 1%. Il pourrait bondir à 1,30 et redescendre à 0,70% avant de se stabiliser à 1.0. L’euro dollar est passé de 1,40 à 1,05 avant de stabiliser vers 1,15.
Je ne table pas sur un choc aujourd’hui.

La violence de la remontée est-elle pour autant une source d’inquiétude ?

Pour un allocataire, la volatilité est dans un premier temps très désagréable. Elle incite à alléger les positions risquées car il peut y avoir des débouclements violents en particulier dans le cas où les investisseurs ont des stop loss. C’est typiquement le cas de nombreux hedge funds. Sans être inquiet, je suis prudent.

Vous avez donc réduit votre exposition aux actifs risqués ?

Nous sommes dans une démarche de ne pas rajouter de risque supplémentaire au portefeuille. Le sursaut qui a jusque là essentiellement affecté la partie liquide de la sphère obligataire pourrait se répandre à d’autres composantes moins liquides et plus risquées. Nous restons à l’écart des obligations à haut rendement américaines et des obligations des pays périphériques à la zone euro.
En cas de repositionnement, j’ai tendance à préférer aller sur les actifs les plus liquides, les larges capitalisations ou les taux allemands et américains.

Le risque de dérapage en l’état actuel des choses vous semble limité ?

Effectivement, si l’on raisonne en terme de probabilité. Nous devrions renouer avec une relative accalmie dans quelques semaines. Autrement dit je ne vois pas le taux allemand à dix ans retomber à 0 ni se hisser à 2%.

Quels sont les sujets qui peuvent faire dérailler le train ?

La Grèce, en premier lieu. Trois hypothèses semblent se présenter. Tout d’abord, un compromis qui reporterait le problème de la dette grecque à plus tard. C’est ce qui parait le plus vraisemblable. Les responsables politiques européens ne peuvent pas se premettre de casser l’embryon de confiance qui est en train de se construire. Si tel était le cas, tout ce que fait la BCE pour favoriser la transmission de sa politique monétaire dans l’économie réelle ne servira à rien. On risquerait de se retrouver dans un contexte macroéconomique très défavorable avec de vives perturbations sur les marchés financiers.
Ceci étant, une deuxième option pour la péninsule hellénique serait un défaut grec au sein de la zone euro. Cela ouvrirait la porte à un nouveau round de récession, de panne d’investissement, de tensions sur les taux et sur le système bancaire grec dépourvu de la liquidité d’urgence de la BCE. Ceci entrainerait le regain d’un risque de contagion dans l’ensemble de la zone euro.
Une troisième possibilité serait que la Grèce orchestre un défaut de paiement en sortant de la zone euro. Cela soulèverait de manière additionnelle aux conséquences négatives susmentionnées, un risque géopolitique et un risque social.

La remontée des taux directeurs par la Fed est elle un danger potentiel ?

Historiquement à chaque fois que l’on a vécu une période de tensions sur les taux courts américains, les taux longs américains ont eu tendance à baisser.
Ces derniers sont passés de 1,60% en octobre à 2,40% aujourd’hui. Je ne les vois pas monter beaucoup plus, peut être à 2,50% ou 2,60%.
Au-delà du fait déclencheur résidant dans la remontée des taux par la Fed, ce qui pourrait poser problème c’est un contrecoup subi par les pays émergents de l’action de la Banque centrale américaine. Nous pourrions nous retrouver dans une situation plus délicate comparable à celle de l’été 2013. A l’époque le marché avait été surpris par l’annonce faite par le président de la Fed de l’époque Ben Bernanke d’envisager la réduction de son programme de quantitative easing.

Propos recueillis par Imen Hazgui